Après le discours de Prof, ils ont sonné la charge. Un des membres, délégué de l’Argentine – ils n’ont jamais donné leurs noms, nous n’étions pas des gens socialement acceptables –, cet Argentin, donc, s’est opposé au terme de « précédent Gardien », qu’avait utilisé Prof ; cette appellation était tombée en désuétude depuis près d’un demi-siècle et il demandait avec insistance qu’elle fût rayée du compte rendu des débats et remplacée par son titre exact : « Protecteur des Colonies Lunaires pour le compte de l’Autorité Lunaire ». Toute autre désignation constituait une offense à la dignité de ladite Autorité.
Prof a demandé la parole. « L’honorable président » a donné la parole à Prof, sur sa demande ; il s’est contenté de déclarer que l’Autorité restait libre d’appeler ses serviteurs de la manière qui lui plaisait et qu’il n’avait aucunement l’intention de porter offense à la dignité d’aucun des services des Nations Fédérées, mais qu’en ce qui concernait les fonctions de cette charge – les
Résultat : six membres environ de l’assemblée ont essayé de parler en même temps. Quelqu’un s’opposait à l’emploi des termes « Luna » et encore plus à ceux d’« État Libre de Luna », alors qu’il s’agissait de la Lune, satellite de la Terre et propriété des Nations Fédérées, tout comme l’Antarctique… Il ajouta que cette procédure n’était qu’une sinistre farce.
Nous avions tendance à penser comme lui sur ce dernier point. Le président a demandé au délégué de l’Amérique du Nord de bien vouloir respecter l’ordre du jour et de faire ses remarques par l’intermédiaire du président de séance. Le président devait-il comprendre, après la dernière interruption du témoin, que ce soi-disant régime prétendait se mêler du système de relégation des condamnés ?
Prof n’a pas refusé le combat et s’est montré ferme :
— Monsieur le président, j’ai moi-même été déporté et Luna est maintenant ma patrie bien-aimée. Mon collègue, l’honorable sous-secrétaire aux Affaires étrangères, le colonel O’Kelly Davis (moi-même !) est quant à lui né sur Luna ; il a la fierté de représenter la quatrième génération de déportés. Luna est devenue forte grâce à tous ceux que vous avez rejetés. Donnez-nous vos pauvres, vos malheureux, et nous leur ferons bon accueil. Luna a de la place pour eux, environ 40 millions de kilomètres carrés, une superficie plus importante que celle de l’Afrique, et presque totalement déserte. Mieux encore, notre mode de vie consistant à occuper non la
— Le témoin est prié de s’abstenir de faire des discours, a rappelé le président. Vos effets oratoires signifient-ils que le groupement que vous représentez acceptera les envois de prisonniers, comme par le passé ?
— Non, monsieur.
— Comment ? Expliquez-vous.
— Dès qu’un immigrant pose un pied sur Luna aujourd’hui, dès cet instant, il devient un homme libre, peu nous importe sa condition antérieure ; il peut aller où bon lui semble.
— Ah oui ? Comment empêcher alors un déporté de sortir des limites, de grimper sur un autre vaisseau et de revenir ici ? Je m’avoue étonné de votre apparente bonne volonté pour les accueillir… Nous, nous n’en voulons plus. C’est notre manière humaine de nous débarrasser des incorrigibles autrement que par l’exécution.
(J’aurais pu lui indiquer plusieurs choses qui contredisaient ses dires. De toute évidence, il n’avait jamais mis les pieds sur Luna. Quant aux « incorrigibles », si tant est qu’ils le soient, Luna les a toujours éliminés beaucoup plus vite que Terra. Dans mon enfance, ils nous avaient envoyé un vrai gangster, je crois qu’il s’agissait d’un chef de bande de Los Angeles ; il était arrivé avec toute une troupe de comparses, ses gardes du corps, prêt à mettre la main sur Luna comme il l’avait fait d’après les rumeurs dans une prison située quelque part sur Terre.
Aucun de ces types n’a survécu plus de deux semaines. Le chef de bande n’est même pas arrivé jusqu’aux casernes : il n’avait pas écouté quand on lui avait indiqué comment se servir d’une combinaison pressurisée.)