— Je parle encore une fois en mon nom, étant incapable de convenir de la véracité absolue de vos paroles. Il est possible que ce soit vrai pour certains et faux pour d’autres, les gens réagissent d’une manière fort différente à une situation donnée. Votre propre présence ici prouve qu’il n’est pas impossible pour un habitant de la Lune de revenir sur Terre. De toute manière, nous n’avons aucunement l’intention de forcer qui que ce soit. Nous espérons que beaucoup choisiront de rester et nous en encouragerons d’autres à émigrer sur la Lune. Mais il s’agira toujours de choix individuels, dans le respect des libertés garanties par la Grande Charte. Quant à ce phénomène physiologique auquel vous faites allusion, il ne s’agit pas d’un problème légal. Si quelqu’un estime plus prudent ou plus confortable de rester sur la Lune, c’est son droit le plus absolu.
— Je vois, monsieur. Nous sommes libres, libres de rester sur Luna pour y travailler aux tâches et pour les salaires que vous déciderez ou libres de revenir mourir sur Terra.
Le président a haussé les épaules.
— Vous nous taxez de mauvaise foi… mais vous avez grand tort ; moi-même, si j’étais jeune, j’émigrerais immédiatement sur la Lune. Quelle magnifique aventure ! De toute manière, votre manie de dénaturer les faits ne me trouble pas : l’Histoire nous donnera raison.
J’ai vraiment été surpris par Prof : il ne combattait pas. Ça m’inquiétait, même en tenant compte du fait que nous venions de passer des semaines épuisantes et que notre dernière nuit avait été fort écourtée. Il s’est contenté de dire :
— Monsieur le président, je pense que les voyages vers Luna vont bientôt être rétablis ; peut-on nous réserver, à mon collègue et à moi-même, une place sur le premier vaisseau ? Car je dois avouer, monsieur, qu’en ce qui nous concerne, cette faiblesse liée à la pesanteur dont je viens de parler est des plus réelles. Nous avons accompli notre mission, il nous faut à présent rentrer chez nous.
(Pas une allusion aux barges de grain. Rien sur la possibilité « de jeter des cailloux », pas le moindre mot sur l’inutilité de battre sa vache pour lui faire donner du lait. Prof paraissait seulement épuisé.)
Le président s’est penché en avant et a parlé avec un malin plaisir :
— Professeur, cela présente quelques difficultés. Pour parler clairement, il semble que vous vous soyez rendu coupable de trahison à l’égard de la Grande Charte, et contre toute l’Humanité. Il est question d’intenter une action contre vous. Je pense que vous ne risquez qu’une peine avec sursis étant donné votre âge et votre condition physique. Pensez-vous qu’il serait prudent de notre part de vous renvoyer sur les lieux mêmes où vous avez commis ces actes délictueux – au risque de vous voir en commettre de nouveaux ?
Prof a soupiré.
— Je comprends votre point de vue. Dans ces conditions, monsieur, si vous voulez bien m’excuser… Je me sens épuisé.
— Certainement. Restez cependant à la disposition du Comité. L’audience est ajournée. Colonel Davis…
— Monsieur ?
J’ai commencé à faire demi-tour dans mon fauteuil pour aider Prof à sortir car nos aides n’avaient pas été admis dans l’enceinte.
— Un mot, je vous en prie, dans mon bureau.
— Euh… (J’ai regardé Prof : il avait les yeux fermés et semblait inconscient ; il a cependant bougé un doigt pour me faire venir à lui.) Monsieur le président, je suis ici davantage comme infirmier que comme diplomate ; il faut que je m’occupe de lui, c’est un vieillard et il est malade.
— Les appariteurs vont s’occuper de lui.
— Dans ce cas… (Je me suis approché de Prof, le plus près possible, et je me suis penché sur lui :) Prof, vous allez bien ?
Il m’a répondu dans un soupir :
— Allez voir ce qu’il veut. Donnez-lui raison. Surtout, prenez votre temps.
Quelques instants plus tard, je me suis retrouvé seul avec le président, derrière une porte insonorisée – ce qui ne voulait rien dire, car la pièce pouvait comporter une douzaine de micros, sans compter celui de mon bras gauche.
— Prendrez-vous quelque chose ? un café ? m’a-t-il proposé.
— Non merci, monsieur, je suis au régime, ici.
— Oui, bien sûr. Êtes-vous vraiment tenu de rester dans ce fauteuil ? Vous paraissez en bonne santé ?
— Je pourrais s’il le fallait me lever et traverser cette pièce, mais je finirais par m’évanouir. Ou pire. Je préfère ne pas prendre de risque. Je pèse six fois mon poids habituel et mon cœur n’est pas accoutumé à un tel effort.
— Évidemment. Colonel, j’ai appris que vous avez eu des petits tracas en Amérique du Nord. J’en suis désolé, vraiment ; mais c’est un pays barbare, j’ai toujours détesté y aller. Je suppose que vous vous demandez pourquoi je voulais m’entretenir avec vous.
— Non, monsieur. Je crois que vous me le direz le moment venu. Je me demande plutôt pourquoi vous persistez à me donner un grade de colonel.
Il est parti d’un grand rire.