— Voilà la recette de notre stabilité, ai-je continué. Prenez l’exemple de ma plus jeune femme, âgée de seize ans. Quand elle sera femme-aînée, elle aura probablement quatre-vingts ans environ. Ce qui au demeurant ne signifie pas que toutes les femmes plus âgées seront mortes à ce moment-là. Fort improbable même car, sur Luna, les femmes semblent immortelles. Pourtant, elles peuvent choisir d’abandonner la direction familiale – et elles le font en général, suivant nos traditions, sans que jamais les cadettes fassent pression sur elles. C’est ainsi que Ludmilla…
— Ludmilla ?
— C’est un nom d’origine russe, tiré d’un conte de fées. Milla, donc, profitera d’une cinquantaine d’années d’exemplarité avant d’assumer cette charge. Elle est intelligente, et ne devrait pas commettre d’erreurs, mais il y a les autres femmes pour la remettre sur le droit chemin si elle en faisait. C’est une sorte d’autorégulation, comme une machine douée d’une rétroaction négative. Un bon ménage familial est immortel ; je pense que le mien devrait me survivre au moins un millier d’années – c’est pourquoi cela ne me coûtera pas de mourir à mon heure : la meilleure part de moi-même continuera de vivre.
À ce moment-là, on a sorti Prof de sa chambre ; il a fait arrêter son brancard pour m’écouter. Je me suis tourné vers lui.
— Professeur, vous connaissez ma famille ; cela vous ennuierait-il de dire à cette dame pourquoi c’est une famille heureuse ? Si du moins vous le pensez.
— Elle l’est, a confirmé Prof, mais j’aimerais faire une observation d’une portée plus générale : chère madame, je suppose que vous trouvez nos coutumes matrimoniales lunaires plutôt exotiques.
— Oh ! je n’irai pas jusque-là ! s’est-elle exclamée. Disons…
— Elles sont issues, comme la plupart des coutumes matrimoniales, des nécessités économiques imposées par les circonstances… et nos conditions de vie sont très différentes de celles que vous connaissez sur Terra. Prenez l’exemple de mariage familial que mon collègue vient de vous vanter – avec raison, je vous l’assure, malgré son évidente partialité. Moi qui suis un célibataire impartial, j’estime que les mariages familiaux constituent certainement le procédé le plus efficace pour conserver un capital et garantir le bien-être des enfants – deux choses qui demeurent les fonctions fondamentales du mariage –, dans un environnement où il est impossible de trouver d’autre sécurité, pour le capital comme pour les enfants, que celle que se donnent les individus eux-mêmes. D’une manière ou d’une autre, les êtres humains ont toujours à s’accommoder de l’environnement : les ménages familiaux constituent une remarquable trouvaille à cette fin. Les autres types de mariages lunaires ont certes le même but, mais ils n’y parviennent pas aussi bien.
Il nous a souhaité bonne nuit et nous a quittés. J’avais toujours sur moi une photo de ma famille, une photo récente, celle de notre mariage avec Wyoming. Nos épouses étaient plus ravissantes que jamais ; Wyoh était rayonnante de beauté, les autres tous beaux et heureux ; même grand-papa se tenait droit et fier, rien ne laissait voir qu’il commençait à décliner.
J’ai pourtant été déçu : ils l’ont regardée d’une manière distraite. Un homme cependant, un nommé Matthews, m’a demandé :
— Pouvez-vous nous donner ce cliché, colonel ?
J’ai hésité :
— C’est le seul que je possède. Et je suis bien loin de chez moi.
— Juste l’espace d’un instant, pour le photographier. Je peux le faire immédiatement, vous n’avez même pas besoin de vous en séparer.
— Dans ces conditions, avec plaisir !
Cette image ne me mettait pas particulièrement en valeur, mais que voulez-vous, c’est mon visage ; Wyoh était ravissante et je ne connaissais pas femme plus jolie que Leonore.
Il l’a photographiée et le lendemain matin, on est venu dans notre chambre d’hôtel au lever du jour pour m’arrêter ; on m’a privé de mon fauteuil roulant, de tout ce qui m’appartenait, et on m’a enfermé dans une cellule avec des
J’étais heureux que Mamie ne soit pas là pour me voir !
19
Il a fallu à Stu toute la journée pour réussir à faire abandonner l’accusation devant un tribunal des N.F. Ses avocats ont invoqué le privilège de l’immunité diplomatique, mais les juges des N.F. ne sont pas tombés dans le piège, ils se sont contentés de relever que les fautes que l’on me reprochait avaient été commises en dehors de la juridiction du tribunal de première instance, sauf l’incitation à la débauche – accusation pour laquelle il n’y avait pas de preuves suffisantes. D’ailleurs, aucune loi des N.F. ne protégeait le mariage : cela aurait été impossible : les Nations Fédérées n’avaient pu faire mieux que demander à toutes les nations de « respecter et reconnaître » les coutumes matrimoniales de chacun de leurs membres.