— Naturellement. Ma famille tient un journal qui remonte presque au premier débarquement à Johnson City. Il relate tous les mariages, naissances et décès non seulement en ligne directe, mais aussi pour toutes les branches collatérales, et cela aussi loin que possible. Et nous avons en outre quelqu’un, un maître d’école en général, qui fait le tour des termitières pour recopier les vieux registres familiaux. Il écrit l’histoire de Luna City, c’est sa marotte.
— Mais enfin, n’avez-vous donc pas d’état civil officiel ? Ici, dans le Kentucky, nous avons des registres qui datent de plusieurs siècles !
— Madame, nous ne vivons pas là-bas depuis assez longtemps.
— Oui, sans doute, mais… enfin, il doit bien y avoir un employé municipal à Luna City – peut-être le nommez-vous autrement –, un fonctionnaire chargé de répertorier tout ça, ces événements et le reste ?
— Je ne crois pas, madame. Il y a bien des registres pour les écrits notariés, pour authentifier les signatures des contrats et en conserver la trace ; ils sont utiles pour les gens qui ne savent ni lire ni écrire et ne tiennent pas eux-mêmes leurs comptes. Je n’ai pourtant jamais entendu parler de quelqu’un qui ait demandé à consigner les mariages.
— Quelle délicieuse déviance ! Il paraît aussi que la procédure de divorce est très simple sur la Lune. Oserais-je vous demander si c’est vrai ?
— Non, madame, je ne dirais pas que le divorce soit simple, c’est même toujours compliqué. Prenons un exemple, si vous voulez : une dame qui aurait deux maris…
— Deux maris ?
— Elle peut en avoir davantage, comme elle peut n’en avoir qu’un seul. Il peut aussi s’agir d’un mariage complexe. Pour faire court, prenons l’exemple classique d’une femme ayant deux maris : elle décide de divorcer d’avec l’un d’eux ; supposons que tout se fasse à l’amiable, que l’autre mari soit d’accord, que l’homme dont elle veut se débarrasser décide de ne pas faire d’histoires… ce qui, d’ailleurs, n’arrangerait pas le moins du monde ses affaires. Très bien, elle divorce : il part. Mais il reste quantité de problèmes à résoudre : les hommes peuvent être associés en affaires, comme cela arrive souvent chez les co-maris. Sans compter les questions financières à régler. Il se peut que tous les trois soient copropriétaires de leur volume d’habitation : même s’il est au nom de la femme, l’ex-mari y a sans doute mis de l’argent, soit pour l’achat, soit pour la location. Et reste le problème des enfants qu’il faut continuer à élever, et ainsi de suite. Des problèmes interminables. Non, madame, le divorce n’est jamais simple : on peut divorcer en moins de dix secondes, mais il faudra peut-être dix années pour réparer les liens qui auront été brisés. N’en est-il pas de même ici ?
— Euh… ’bliez ’onc c’tc question, c’lonel ; ’oit être ’lus ’imple ’ci. (Elle parlait de cette manière, mais on finissait par la comprendre à force d’écoute. Je vous en ferai grâce ici). Pourtant, si ce mariage vous paraît simple, qu’entendez-vous alors par mariage complexe ?
Je lui ai donc parlé de la polyandrie, des clans, des groupes, des dynasties, et même de systèmes plus rares mais considérés comme vulgaires par les familles traditionnelles comme la mienne… J’aurais pu, par exemple, lui raconter comment ma mère s’était débrouillée après avoir balancé mon vieux, mais j’ai préféré m’en abstenir : Mère a toujours été excessive.
— Vous m’avez embrouillée, m’a avoué la femme. Quelle est la différence entre une dynastie et un clan ?
— C’est tout à fait différent. Prenons mon propre cas. J’ai l’honneur de faire partie d’un des plus anciens ménages familiaux de Luna, un des meilleurs aussi, à mon avis (certes partial). Vous m’avez posé une question sur le divorce. Notre famille n’en a jamais connu et je serais prêt à parier n’importe quoi qu’elle n’en connaîtra jamais. Un ménage familial trouve toujours davantage de stabilité au fil des ans, il acquiert de l’expérience dans les relations communes, si bien qu’il serait inconcevable qu’un de ses membres, n’importe lequel, pense seulement à le quitter. Il faudrait en outre le consentement unanime de toutes les femmes pour un divorce, ce qui est impossible. La femme-aînée ne permettrait pas que cela aille aussi loin.
Et j’ai continué en décrivant les avantages d’un tel ménage : la sécurité financière, l’excellente vie de famille qu’il procure aux enfants, le fait que la mort d’une épouse, si tragique qu’elle puisse être, n’est jamais vécue de manière aussi catastrophique que dans une famille temporaire, surtout pour les enfants : ils ne peuvent tout simplement pas devenir orphelins. Peut-être me suis-je montré trop enthousiaste, mais ma famille représente ce qu’il y a de plus important dans ma vie. Sans leur aide à tous, je ne serais jamais qu’un manchot qu’on pourrait éliminer sans le moindre inconvénient.