Le dernier point attirait l’attention, aussi Prof l’a-t-il développé, prenant pour thème « la vieillesse prolongée » : une chaîne d’hôtels pour troisième âge, où un ver de Terre pourrait profiter de ses rentes et continuer quand même à vivre vingt, trente, quarante ans de plus que sur la Terre. Il se sentirait exilé – mais qu’est-ce qui était préférable ? Une longue vieillesse sur Luna ou un caveau sur Terra ? Ses descendants pourraient toujours lui rendre visite et rempliraient alors les chambres de cette chaîne hôtelière. Prof enjolivait le tableau, dépeignant des « boîtes de nuit » pleines d’attractions que l’horrible pesanteur sur Terra rendait impossibles… Il allait jusqu’à parler de piscines, de patinage sur glace et même de la possibilité de voler ! (Je crois qu’il s’est laissé emporter par son imagination.) Il a terminé son exposé en laissant entendre qu’un cartel suisse avait déjà pris une option.
Le lendemain, il a rencontré le directeur du service étranger de la
Mais tout ne marchait pas comme nous l’aurions voulu. Les journaux se montraient souvent hostiles et tentaient autant que possible de nous coincer. Chaque fois que j’avais à répondre sans l’aide de Prof, je manquais m’embourber. Un jour, un de ces types m’a interrogé sur la déclaration de Prof devant le Comité selon laquelle nous étions « propriétaires » des céréales qui poussaient sur Luna ; il affirmait, lui, qu’il n’en était pas ainsi. J’ai prétendu ne pas comprendre sa question.
— N’est-il pas vrai, colonel, que votre gouvernement provisoire a demandé son admission aux Nations Fédérées ? a-t-il continué.
J’aurais dû répondre : « Pas de commentaire », mais je me suis laissé avoir et j’ai acquiescé.
— Très bien, m’a-t-il dit, l’obstacle semble résider dans la demande reconventionnelle que Luna appartient déjà aux Nations Fédérées par l’intermédiaire de l’Autorité Lunaire. En d’autres termes, comme vous l’avez vous-même reconnu, ces céréales appartiennent aux Nations Fédérées, par fidéicommis.
Je lui ai demandé de quelle manière il parvenait à cette conclusion.
— Colonel, m’a-t-il répondu, vous vous dites vous-même « Sous-secrétaire aux Affaires étrangères », vous connaissez certainement bien la Charte des Nations Fédérées.
Je l’avais parcourue.
— Assez bien, ai-je dit, avec prudence.
— Vous connaissez donc la Liberté fondamentale garantie par la Charte et son acception habituelle explicitée par le Conseil de direction F A dans son Ordre administratif numéro 11,706 daté du 3 mars de l’année courante. Vous concédez donc que toutes les céréales qui poussent sur Luna et qui excédent la ration locale sont
— Mais, nom de Bog ! de quoi parlez-vous ? Et puis, je n’ai rien déclaré du tout ! ai-je alors crié.
Et c’est ainsi que le
LE « SOUS-SECRÉTAIRE » LUNAIRE DÉCLARE :
« LES ALIMENTS APPARTIENNENT À CEUX QUI ONT FAIM »
« De notre correspondant à New York, aujourd’hui : O’Kelly Davis, soi-disant “colonel des Forces Armées de Luna Libre”, au cours d’un banquet donné en faveur des insurgés des colonies Lunaires des Nations Fédérées, a déclaré librement à notre journal que la clause de “Priorité pour les affamés” de la Grande Charte s’appliquait aux expéditions de grain lunaire…»
J’ai demandé à Prof comment, selon lui, j’aurais dû me comporter.
— Il faut toujours répondre à une question inamicale par une autre question, m’a-t-il répondu. Ne demande jamais de précisions, ou ton interlocuteur risque de te prêter ses propres paroles. Ce journaliste… était-il maigre ? Voyait-on ses côtes ?
— Non, il paraissait plutôt gros.