— Nous pouvons construire des réacteurs et faire fondre la glace. Ou bien nous expédierons nos ingénieurs dans le nord pour un stage de rééducation, jusqu’à ce qu’ils connaissent le sujet sur le bout des doigts. (Le docteur Chan a eu un sourire qui m’a fait frémir.) Pourtant, il y a déjà quelques années que la science de la glace et de la neige a été développée sur le continent Antarctique ; nous n’avons donc pas à nous en préoccuper. Vous avez besoin d’un site rocheux, stable, dénudé, d’environ 350 kilomètres de long et à haute altitude… Ai-je besoin de savoir autre chose ?
— Non, pas grand-chose, monsieur… La glace fondue pourrait être récoltée à proximité de l’aire de catapultage et constituer la plus grande partie de vos expéditions sur Luna, ce qui représenterait une grosse économie. Les containers en acier pourraient aussi être réutilisés pour expédier les céréales sur Terra, ce qui limiterait ces ponctions que Luna ne peut supporter. Rien ne s’oppose à ce que des réservoirs d’acier puissent servir plusieurs centaines de fois. Sur Luna, nous ferions pratiquement ce que l’on fait maintenant à Bombay pour l’amerrissage des barges, nous utiliserions des rétrofusées à chargement solide commandées du sol… à la différence près que cela reviendrait beaucoup moins cher : une variation de vitesse de 2,5 km/s contre 11 et même plus, un facteur quadratique d’environ 20… en fait, ça nous est encore plus favorable puisque les rétrofusées constituent une charge parasite et que la charge utile de l’expédition augmente en proportion. Il y a même un moyen d’améliorer cela.
— Comment ?
— Docteur, je ne suis pas familier de ces questions, mais tout le monde sait que vos meilleurs vaisseaux utilisent l’hydrogène comme masse de réaction chauffée par un réacteur à fusion. L’hydrogène, sur Luna, revient cher et pourtant n’importe quelle masse peut servir de masse de réaction ; à cela près que la rentabilité peut n’être pas aussi grande. Imaginez seulement un énorme remorqueur spatial conçu spécialement pour répondre aux conditions lunaires. Il fonctionnerait avec comme masse de réaction de la roche pure vaporisée et il aurait pour fonction d’aller sur l’orbite d’attente, de prendre en charge les expéditions en provenance de Terra et de les ramener sur la surface de Luna. Il serait très sommaire, sans aucun accessoire superflu et pourrait se passer d’un pilotage manuel par cyborg. Il pourrait être dirigé à partir du sol, par l’intermédiaire d’un ordinateur.
— Oui, on pourrait concevoir un tel vaisseau. Mais ne compliquons pas le problème pour l’instant. M’avez-vous indiqué toutes les données essentielles de cette catapulte ?
— Il me semble que oui, docteur. La question cruciale, c’est celle du site. Prenons ce pic de Nanda Devi ; d’après la carte, il me semble présenter une arête très haute, inclinée vers l’ouest, et d’une longueur qui pourrait correspondre à notre catapulte. Si tel est le cas, ce serait parfait ; il y aurait moins à creuser, moins de ponts à construire. Je ne dis pas qu’il s’agit là du site idéal, mais c’est dans cette direction qu’il faut chercher : un pic très élevé, avec une très, très longue arête vers l’ouest.
— Je comprends.
Le docteur Chan nous a alors brusquement quittés.
Au cours des semaines suivantes, j’ai répété ce scénario dans une douzaine de pays différents, mais toujours en privé et en laissant entendre que ce problème devait rester ultra-secret. Tout ce oui changeait, c’était le nom de la montagne. En Équateur, j’ai fait remarquer que le Chimborazo se trouvait presque sur l’équateur, l’idéal ! En Argentine, en revanche, j’ai insisté sur le fait que leur Aconcagua offrait le pic le plus élevé de l’hémisphère ouest. En Bolivie, que l’Altiplano avait la même altitude que le plateau du Tibet (ce qui est presque vrai), qu’il se trouvait beaucoup plus près de l’équateur et qu’il offrait un grand choix de sites où l’on pouvait construire des routes menant à des sommets vraiment uniques sur Terra.
J’ai discuté avec un Américain du Nord, un adversaire politique du crétin qui nous avait traités de « canailles ». Je lui ai indiqué que si le mont McKinley valait bien de nombreuses montagnes d’Asie ou d’Amérique du Sud, il y avait cependant beaucoup de bien à dire sur Mauna Loa, qui offrait de grandes facilités de construction. Il suffirait peut-être de doubler la force d’accélération et les îles Hawaï deviendraient le Port spatial du monde… que dis-je, de l’univers, car nous avons même parlé du jour où Mars serait exploité et où la « Grande Ile » servirait d’intermédiaire pour des expéditions à destination de trois, voire quatre planètes.
Je n’ai jamais évoqué la nature volcanique de Mauna Loa : au lieu de ça, j’ai insisté sur sa situation qui permettait à une expédition avortée de tomber sans dommage dans l’océan Pacifique.
En Sovunion, nous n’avons parlé que d’une seule montagne : le mont Lénine, qui culmine à plus de 7 000 mètres (un peu trop proche de ses grands voisins).