Je passe sur quelques formalités sans importance. Avions-nous, ou non, des solutions en vue quant à ce… moyen peu onéreux d’expédier de gros chargements sur Luna ?
Je lui ai répondu qu’il existait un moyen, nécessitant un gros investissement initial, mais au fonctionnement très économique par la suite.
— C’est celui que nous utilisons sur Luna, monsieur. Une catapulte à induction rapide, pour échapper à l’attraction.
Son expression ne s’est pas modifiée le moins du monde.
— Colonel, savez-vous que cela a été proposé à maintes reprises et à chaque fois écarté, pour des raisons semble-t-il valables ? Quelque chose en rapport avec la pression atmosphérique…
— Je suis au courant, docteur, mais nous pensons, après avoir fait opérer tous les calculs par ordinateurs et en tenant compte de notre propre expérience, que ce problème peut aujourd’hui être résolu. Deux de nos plus importantes sociétés commerciales, la Compagnie LuNoHo et la Banque de Hong-Kong Lunaire, sont disposées à prendre l’initiative de construire une telle catapulte en faisant appel aux capitaux privés. Elles auront naturellement besoin d’assistance, ici, sur la Terre, et pensent émettre des actions avec droit de vote… elles préféreraient cependant vendre des parts et conserver le contrôle de l’affaire. Ce dont elles ont besoin avant tout, c’est d’une concession accordée par un gouvernement quelconque pour trouver un emplacement où construire la catapulte. Probablement en Inde.
(Tout ça n’était que belles paroles. La LuNoHoCo serait déclarée en faillite si on s’avisait seulement de vérifier sa comptabilité. Quant à la Banque de Hong-Kong Lunaire, elle était à bout de souffle : elle avait servi de banque centrale à un pays qui venait de connaître la révolution. Seul but de cette tirade : mentionner l’Inde. Prof m’avait bien rappelé que ce mot devait obligatoirement être prononcé en dernier.)
— Ne nous occupons pas des problèmes financiers, m’a répondu Chan. Tout ce qui est techniquement réalisable l’est aussi financièrement, au bout du compte. L’argent n’effraye que les esprits faibles. Pourquoi l’Inde ?
— Monsieur, l’Inde absorbe aujourd’hui, je crois, plus de 90 % de nos expéditions de grain…
— 93,1 %.
— Exactement, monsieur. L’Inde étant le pays le plus intéressé par nos céréales, il nous semble normal qu’elle participe à l’entreprise. Elle peut nous fournir le terrain, la main-d’œuvre, les matières premières, et ainsi de suite. J’ai aussi mentionné l’Inde parce qu’il s’y trouve un grand choix de sites convenables, de très hautes montagnes assez proches de l’équateur terrestre. Ce dernier point n’est pas essentiel mais il faut quand même en tenir compte. Il faudra en tout cas que le site soit construit sur une haute montagne. À cause de la pression atmosphérique, de la densité de l’air dont vous avez parlé, monsieur. L’aire de catapultage devra se trouver à la plus haute altitude possible car l’extrémité d’éjection, où la charge dépasse les onze kilomètres par seconde, doit obligatoirement se situer dans une atmosphère presque aussi ténue que le vide. Et cette condition exige une montagne véritablement très élevée. Le pic de Nanda Devi, par exemple, à environ quatre cents kilomètres d’ici ; une voie de chemin de fer passe à moins de soixante kilomètres et une route parvient presque à sa base. Ce pic culmine à 8 000 mètres. Je ne pourrais vous dire si Nanda Devi constitue le site idéal, mais la logistique déjà existante en fait un bon candidat ; les ingénieurs terriens devront sans doute définir l’endroit idéal.
— Une montagne élevée est donc préférable ?
— Certainement, monsieur ! lui ai-je assuré. Préférable à une autre qui serait située à proximité de l’équateur. La catapulte devra être construite de manière à profiter du sens de rotation de la Terre, après éjection de la charge. Le problème le plus délicat reste de limiter autant que possible l’épaisseur de cette satanée atmosphère. Pardonnez-moi, docteur, je n’avais pas du tout l’intention de critiquer votre planète.
— Il existe des montagnes plus hautes, colonel. J’aimerais que vous m’en disiez davantage sur ce projet de catapulte.
— La longueur d’une catapulte dépend de l’accélération à donner pour atteindre la vitesse de libération. Nous pensons – ou du moins, les ordinateurs ont calculé – qu’une accélération de 20 G serait idéale. Pour échapper à l’attraction terrestre, cela suppose une catapulte de 323 kilomètres de long. Ainsi…
— Un instant, je vous prie ! Colonel, vous ne pouvez pas proposer sérieusement de creuser un trou de plus de trois cents kilomètres de profondeur ?