J’ai gardé le silence, attendant avec impatience l’objection qui, Prof me l’avait prédit, allait forcément surgir… et j’ai fini par l’obtenir.
— Un instant, je vous prie ! m’a lancé une voix assurée. Vous avez passé sous silence les deux points les plus importants de cette liste : la police et les forces armées. Vous avez prétendu que vous seriez prêts à payer pour ce que vous aviez… Accepteriez-vous de vous acquitter de cent ans de retard d’impôts pour ces deux avantages ? Ça va faire une belle note ! Je peux vous le garantir !
Il souriait d’un air satisfait.
Je voulais le remercier !… Prof allait pourtant me reprocher d’avoir failli brusquer les choses. Les gens se regardaient, hochaient la tête, tout heureux de m’avoir coincé. J’ai pris mon air le plus innocent.
— Excusez-moi. Je ne comprends pas. Luna n’a ni police ni forces armées.
— Vous savez bien ce que je veux dire. Vous profitez de la protection des Forces pacifiques des Nations Fédérées. Et vous avez une police, payée par l’Autorité Lunaire ! Je sais, de source sûre, que deux phalanges sont parties sur la Lune, il y a moins d’un an, pour assurer le maintien de l’ordre.
— Ah ! ai-je soupiré. Pouvez-vous me dire de quoi les Forces pacifiques des N.F. protègent Luna ? Je ne crois pas qu’aucune de vos nations veuille nous attaquer. Nous sommes bien loin de vous et ne possédons rien dont vous ayez envie. Ou bien pensez-vous que nous devrions les payer pour nous laisser tranquilles ? S’il en est ainsi, n’oubliez pas le vieux proverbe disant qu’une fois que l’on a payé un maître chanteur, on le paye jusqu’à la fin de sa vie. Monsieur, nous combattrons les forces armées des N.F. si nous y sommes obligés… mais jamais nous ne les paierons.
« Et maintenant, parlons un peu de ces prétendus policiers. Ils ne sont pas venus nous protéger. Notre Déclaration d’Indépendance vous a expliqué ce qu’il en était de ces soudards. Est-ce que vos journaux l’ont publiée ? (Certains l’avaient fait, d’autres non, cela dépendait des pays.) Ils sont devenus fous, violant et tuant à tout va ! Et maintenant, ils sont morts ! Pitié, ne nous envoyez pas d’autres troupes !
Me sentant soudain « fatigué », je me suis vu forcé de les quitter. J’étais d’ailleurs vraiment épuisé ; tous ces discours préparés par Prof avaient demandé un réel effort au mauvais acteur que j’étais.
18
Je n’ai su qu’après coup qu’on m’avait aidé pour affronter ces journalistes : la question concernant la police et les forces armées avait été posée par un complice – Stu La Joie ne prenait jamais aucun risque. Pourtant, avant même d’être mis au courant, j’avais eu le temps de me familiariser avec le maniement des interviews. Nous en subissions sans arrêt.
Malgré ma fatigue ce soir-là, je n’en avais pas encore terminé. Outre les journalistes, certains diplomates d’Agra avaient montré le bout de leur nez ; des émissaires plus ou moins officiels, dont certains venaient du Tchad. Nous étions des curiosités et ils voulaient absolument nous voir.
Un seul s’est révélé important : un Chinois. J’ai été surpris de le voir ; il s’agissait du délégué de la Chine au Comité. On me l’a simplement présenté comme le « docteur Chan », et nous avons fait comme si nous ne nous étions jamais rencontrés.
Ce docteur Chan siégeait alors en tant que sénateur de la Grande Chine ; il avait très longtemps été le numéro un chinois au sein de l’Autorité Lunaire… Bien après ces événements, il allait d’ailleurs en devenir le vice-président, très peu de temps avant son assassinat.
Après avoir fait mon numéro prévu et même ajouté quelques détails superflus pour l’heure, j’ai dirigé mon fauteuil roulant vers la chambre à coucher. Prof m’a aussitôt appelé.
— Manuel, je suis sûr que vous avez remarqué que notre distingué visiteur est originaire de l’Empire du Milieu ?
— Le vieux chinetoque du Comité ?
— Fiston, essayez donc de parler un peu moins lunatique ; il vaudrait mieux ne pas employer ce langage ici, même avec moi. Oui, celui-là ; il voudrait savoir ce que nous entendons par « multiplier par dix ou même par cent » notre production. Voudrez-vous bien le lui expliquer ?
— Franchement, ou en prenant des détours ?
— Franchement. Cet homme n’est pas idiot ; possédez-vous les détails techniques ?
— J’ai potassé mes leçons. À moins qu’il ne soit expert en balistique…
— Ce n’est pas le cas. Mais ne prétendez pas connaître ce que vous ignorez. Et ne croyez pas un instant qu’il soit notre ami, quoiqu’il pourra nous être très utile s’il conclut que nos intérêts et les siens se recoupent. N’essayez pas de le persuader, donnez-lui seulement les éléments dont il a besoin. Il attend dans mon bureau. Bonne chance ! Et rappelez-vous : utilisez l’anglais classique.
Le docteur Chan s’est levé en me voyant ; je me suis excusé de ne pas pouvoir en faire de même et il m’a assuré comprendre parfaitement quels efforts un séjour ici imposait à un gentleman de Luna ; il ne voulait surtout pas me fatiguer inutilement. Nous nous sommes serré la main et il s’est rassis.