Plus au sud, Stu a utilisé une autre date ; ses agents ont répandu l’idée que le coup d’État avait eu lieu le 5 mai et non deux semaines plus tard. Nous étions partout accueillis par des cris : « Cinco de mayo ! Libertad ! Cinco de mayo ! » Moi, j’ai cru qu’ils disaient « Thank you ! »… Prof s’est chargé de parler.
C’est dans le pays du 4-Juillet que j’ai fait mon meilleur coup. Stu m’a demandé de ne plus porter mon bras gauche en public et a fait coudre les manches gauches de mes costumes : on ne pouvait donc manquer de remarquer mon moignon. Puis il a fait circuler le bruit que j’avais perdu mon bras « en combattant pour la liberté ». Quand on m’en parlait, je me contentais de sourire et de dire : « Vous voyez ce qui arrive quand on se ronge les ongles ? » puis je changeais de sujet.
Je n’avais jamais aimé l’Amérique du Nord, même au cours de mon premier voyage. Ce n’est pas la partie du monde la plus peuplée : à peine un milliard d’habitants. À Bombay, les gens grouillent sur les trottoirs ; à New York, on les empile verticalement… et je ne suis pas certain qu’ils parviennent à dormir. J’étais bien content de me trouver dans un fauteuil d’invalide.
L’endroit me gêne aussi pour une autre raison : ils font très attention à la couleur de la peau, tout en faisant remarquer à quel point ils n’y attachent aucune importance. Au cours de mon premier séjour, j’étais soit trop pâle, soit trop basané, et d’un côté comme de l’autre, on trouvait le moyen de critiquer ma pigmentation. Ou bien les gens voulaient connaître mon opinion sur des problèmes à propos desquels je n’avais pas la moindre idée. Bog sait que j’ignore quels gènes je possède ! L’une de mes grands-mères venait d’une région d’Asie où des envahisseurs arrivaient avec la régularité des sauterelles et violaient tout ce qui bougeait… alors, pourquoi ne pas le lui demander à elle ?
J’avais appris à supporter ça lors de mon deuxième stage de formation professionnelle, mais cela m’avait quand même laissé un mauvais souvenir. Je crois que je préfère encore les endroits où l’on est ouvertement raciste, comme en Inde. Là-bas, si vous n’êtes pas Hindou, vous êtes un moins que rien… sans oublier que les Parsis méprisent les Hindous, et réciproquement. Je n’ai pourtant jamais eu vraiment à souffrir du racisme des Américains du Nord en tant que « colonel O’Kelly Davis, héros de l’Indépendance lunaire ».
Nous étions sans cesse sollicités par des âmes compatissantes qui désiraient nous être utiles. Je leur ai demandé de m’aider à réaliser deux choses que je n’avais jamais eu ni le temps, ni l’argent, ni le courage de faire quand j’étais étudiant : j’ai vu jouer les Yankees et j’ai visité Salem.
J’aurais mieux fait de garder mes illusions : il est beaucoup plus agréable de regarder le base-ball à la vidéo si l’on veut voir le jeu, et l’on n’est pas bousculé par deux cent mille spectateurs. En outre, quelqu’un aurait dû choisir pour moi un emplacement moins éloigné des guichets : j’ai passé le plus clair de ce match à imaginer avec horreur le moment où ils allaient devoir me faire traverser la foule dans mon fauteuil roulant… tout cela en assurant à mes hôtes que je passais un merveilleux après-midi.
Quant à Salem, ce n’est ni pire ni mieux que le reste de Boston. Après ma visite, l’idée m’est venue qu’ils n’avaient pas chassé les bonnes sorcières. Cette journée n’a pourtant pas été perdue : on m’a filmé dans un autre coin de Boston en train de déposer une gerbe à un endroit où jadis s’était élevé un pont, celui de la Concorde, et j’ai fait un discours mémorable. L’édifice est encore là aujourd’hui, on peut le voir à travers une vitre, mais il ne ressemble pas beaucoup à un pont.
Prof était ravi, si dur que ce fût pour lui ; il possédait une grande capacité à s’amuser de tout, et avait toujours quelque chose de neuf à dire sur l’avenir prometteur de Luna. À New York, il avait eu une amusante conversation avec le directeur d’une chaîne hôtelière, celle qui a pour emblème un lapin ; il lui avait fait part des projets concernant les activités futures sur Luna : le prix du voyage serait à la portée de la plupart des bourses, il prévoyait des séjours assez courts pour que personne ne soit incommodé, un service d’accompagnement, des excursions sur les sites exotiques, des jeux… et pas d’impôts.