Je lui ai expliqué que Mike avait dévoré presque tous les livres de Luna, qu’il pouvait lire au moins mille fois plus vite que nous et n’oubliait jamais rien sauf s’il décidait d’effacer certaines données, qu’il était capable de raisonner avec une logique parfaite, et même trouver des solutions précises à partir de données insuffisantes… mais qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que signifiait être « vivant ».
— Je comprends, m’a-t-elle interrompu. Tu dis qu’il est intelligent et qu’il en connaît un rayon, mais qu’il n’est pas très sophistiqué. Comme un Terrien fraîchement débarqué sur le Roc. En bas, sur sa planète, il a beau être un grand professeur avec tout un tas de diplômes… ici, ce n’est qu’un enfant.
— Exactement. Mike est un gosse bardé de diplômes. Demande-lui la quantité d’eau, d’engrais et de lumière nécessaires pour produire 50 000 tonnes de blé et il te répondra sans reprendre son souffle. Mais il sera incapable de te dire si une plaisanterie est drôle.
— J’ai trouvé la plupart de celles-ci plutôt amusantes.
— Elles étaient déjà classées en tant que plaisanteries lorsqu’il les a lues, ce qui lui a permis de les enregistrer sous cette appellation. Mais il ne les comprend pas, parce qu’il n’a jamais été une… une personne. Récemment, il a essayé de créer de toutes pièces des histoires drôles. Vraiment mauvaises.
J’ai aussi essayé d’expliquer à Wyoh les efforts désespérés de Mike pour être « une personne ».
— Et, par-dessus le marché, il se sent seul.
— La pauvre chose ! Toi aussi, tu te sentirais seul si tu ne faisais rien d’autre que travailler, travailler, travailler, étudier, étudier, étudier, sans jamais voir personne. C’est de la cruauté, oui.
Alors, je lui ai parlé de la promesse que j’avais faite à Mike de lui trouver des « non-stupides ».
— Accepterais-tu de bavarder avec lui, Wye ? Et de ne pas rire s’il se trompe ? Si tu ris, il refusera de parler et se mettra à bouder.
— Évidemment que j’accepte, Mannie ! Enfin… lorsque nous serons sortis de ce bourbier, et si je peux rester à Luna City sans danger. Alors, où se cache ce pauvre petit ordinateur ? Dans la Centrale des machines de la ville ? Je ne sais même pas comment y aller.
— Il n’est pas à L City : il se trouve à mi-chemin de Crisium. De toute façon, tu ne pourrais pas entrer dans sa salle : il faut un laissez-passer du Gardien. Mais…
— Un instant ! À mi-chemin de Crisium ?… Mannie, Mike fait-il partie de la centrale informatique de l’Autorité ?
— Ce n’est pas seulement un des ordinateurs de l’Autorité, ai-je répondu, vexé pour le compte de Mike. C’est lui le patron, le véritable chef d’orchestre de tous les autres. Eux ne sont que des machines, des prolongements de Mike, comme ceci n’est qu’un instrument pour moi, ai-je dit en agitant le bras gauche. Mike les commande. Il dirige les opérations de catapultage, cela constituait même son premier travail : les catapultes et les radars balistiques. Il gère aussi le système téléphonique depuis la transformation du réseau lunaire global. Et il supervise toutes les autres infrastructures.
Wyoh a fermé les yeux et porté ses mains aux tempes.
— Mannie, Mike souffre-t-il ?
— S’il souffre ? Il ne connaît pas la fatigue. Il trouve même le temps de lire des plaisanteries.
— Non, je le demande s’il peut réellement souffrir… s’il peut avoir mal.
— Comment ? Non. Il peut ressentir de la peine, mais pas de la douleur. Du moins je ne le crois pas. Non, j’en suis même sûr : il n’a pas de récepteurs de souffrance. Pourquoi ?
Elle s’est passé la main devant les yeux et a dit doucement :
— Bog me vienne en aide ! (Puis elle m’a regardé.) Ne comprends-tu pas, Mannie ? Tu possèdes un laissez-passer pour venir jusqu’à cet ordinateur, alors que la plupart des Lunatiques ne peuvent même pas descendre du métro à cette station : elle est réservée aux seuls employés de l’Autorité. Et encore, ils ne sont pas nombreux à pouvoir pénétrer dans cette salle. Je devais savoir s’il pouvait souffrir parce que… en me parlant de la solitude qu’il éprouve, tu m’as attristée. Pourtant, Mannie, te rends-tu compte de l’effet que quelques kilos de toluol plastique feraient dans cette salle ?
— Et comment !
J’étais choqué, dégoûté.
— Oui, et nous frapperons immédiatement après l’explosion… Luna sera alors libérée ! Voyons… je te donnerai les explosifs et les détonateurs… Mais nous ne pouvons agir avant de nous trouver en état d’exploiter la situation. Mannie, il faut que je sorte, que je prenne le risque. Je vais me maquiller.
El elle a commencé à se lever.
Je l’ai forcée à se rasseoir du revers bien rigide de ma main gauche. J’étais aussi surpris qu’elle : je ne l’avais encore jamais touchée, sauf par nécessité. C’est que tout a changé aujourd’hui : en 2075, sur Luna, il est risqué de toucher une femme sans son consentement ! Un tas d’hommes solitaires se tiennent prêts à lui porter secours et il y a toujours à proximité un sas par lequel balancer le fautif. Comme le disent les gosses, « il avait qu’à pas ».