— Eh bien… (Il semblait ennuyé… il se trouvait devant toute sa troupe, sans doute sa petite amie. Pourtant, une fois calmé, il ne voulait pas voir le pauvre type éliminé.) Nous l’avons déjà travaillé. Peut-être que s’il se met à quatre pattes et qu’il embrasse le sol devant Tish en lui demandant pardon…
— Acceptez-vous de le faire, gospodin La Joie ?
— Si telle est votre loi, Votre Honneur.
— Ça ne l’est pas. Voici mon verdict : d’abord, ce juré – oui, toi – est condamné à payer les frais parce qu’il s’est endormi en plein jugement. Attrapez-le, les garçons, prenez ce qu’il a sur lui et fichez-le dehors.
Ils m’ont obéi avec enthousiasme ; cela compensait le règlement de compte avorté par manque de cran.
— Bien, gospodin La Joie, vous êtes à l’amende de cinquante dollars de Hong-Kong pour n’avoir pas eu le bon sens de vous informer des coutumes locales avant d’aller vous promener. Exécution. (J’ai pris les cinquante dollars.) Maintenant, à vous les gosses : vous êtes chacun à l’amende de cinq dollars pour n’avoir pas su prendre la décision adéquate vis-à-vis d’un individu que vous saviez être un étranger non habitué à nos coutumes. L’empêcher de toucher Tish, d’accord. Le tabasser, ça allait encore, il n’en apprendra que plus vite. Vous auriez pu aussi le flanquer dehors. Mais parler de l’éliminer à cause d’une innocente méprise… non, c’était trop. Allons-y : cinq dollars chacun. Exécution !
Slim a avalé sa salive.
— Juge… Je ne crois pas qu’il nous en reste autant ! Pas à moi en tout cas.
— Ça ne m’étonne pas. Tu as une semaine pour payer sans quoi je fais afficher vos noms dans le Vieux Dôme. Tu sais où se trouve le salon de beauté
Une fois de plus, ses yeux se sont emplis d’une curieuse satisfaction et m’ont rappelé le regard de Prof.
— Excellente idée, juge !
— Je ne suis plus juge. Il y a deux étages à gravir, aussi je vous conseille de donner le bras à Tish.
Il a dit en s’inclinant :
— Madame, puis-je me permettre ? et il lui a tendu le bras.
Tish a immédiatement pris l’air d’une grande dame.
— Spasibo, gospodin ! Volontiers.
Je les ai emmenés dans un endroit ruineux, un de ces cafés où leurs vêtements débraillés et le maquillage excessif de Tish sont vraiment déplacés. Ils se sentaient nerveux. J’ai essayé de les mettre à l’aise, Stuart La Joie en a fait autant, avec plus de succès que moi. J’ai relevé leurs noms et leurs adresses, car Wyoh avait une section qui s’occupait spécialement des stilyagi. Leurs rafraîchissements terminés, ils se sont levés en nous remerciant et sont partis. Je suis resté en compagnie de La Joie.
— Gospodin, m’a-t-il dit alors, vous avez employé un mot curieux tout à l’heure… du moins pour moi.
— Appelez-moi Mannie, maintenant que ces gosses sont partis. Quel mot ?
— C’était au moment où vous avez insisté pour que la… euh… enfin, la jeune fille, Tish… pour que Tish paye elle aussi. Urgerp, ou quelque chose comme ça…
— Ah, oui ! Urgcnep ! L’acronyme de « Un repas gratuit, cela n’existe pas » – c’est la stricte vérité, ai-je ajouté en désignant le MENU GRATUIT affiché sur le mur. Normalement, ces cocktails devraient coûter moitié moins cher. J’ai utilisé cette expression pour rappeler à cette gamine que tout ce qui semble gratuit coûte deux fois plus cher au bout du compte. Le jeu en vaut rarement la chandelle.
— Une philosophie intéressante.
— Ce n’est pas de la philosophie, juste la réalité. D’une manière ou d’une autre, vous devez toujours payer ce que vous obtenez. (J’ai fait un geste de la main.) Lors d’un de mes voyages sur Terra, j’ai entendu l’expression : « libre comme l’air[5]
». Or, l’air n’est pas gratuit, on paye chaque bouffée que l’on respire.— Vraiment ? Personne ne m’a jamais demandé de payer pour respirer. (Il a souri.) Peut-être devrais-je m’arrêter ?
— Cela peut vous arriver : ce soir, vous avez failli respirer le vide. Mais personne ne vous le demande parce que vous avez déjà payé : ça faisait partie du prix de votre billet. Moi, je paie tous les trois mois. (J’ai commencé à lui expliquer les procédures d’achat et de vente de l’air à la coopérative communautaire, avant de me dire que c’était trop compliqué.) En fin de compte, nous payons tous les deux.
La Joie souriait, l’air songeur.
— Oui, j’en comprends la nécessité économique. C’est simplement nouveau pour moi. Dites-moi, Mannie – à propos, appelez-moi Stu – risquais-je réellement d’aller « respirer le vide » ?
— J’aurais dû vous condamner plus lourdement.
— Pardon ?
— Vous n’êtes pas encore convaincu. J’ai pris à ces gosses tout ce qu’ils pouvaient réunir, je les ai condamnés pour les obliger à réfléchir. Je ne pouvais pas vous obliger à payer plus qu’eux. Peut-être aurais-je dû : vous croyez encore à une plaisanterie.