Ce bonheur d’un festin ne nous fut pas donné ce soir-là ; je m’assis devant une table, sur une chaise, mais on ne nous servit pas de soupe. Les compagnies de mines ont pour le plus grand nombre établi des magasins d’approvisionnement dans lesquels leurs ouvriers trouvent à prix de revient tout ce qui leur est nécessaire pour les besoins de la vie. Les avantages de ces magasins sautent aux yeux : l’ouvrier y trouve des produits de bonne qualité et à bas prix, qu’on lui fait payer en retenant le montant de sa dépense sur sa paye de quinzaine, et par ce moyen il est préservé des crédits des petits marchands de détail qui le mineraient, il ne fait pas de dettes. Seulement, comme toutes les bonnes choses, celle-là a son mauvais côté ; à Varses, les femmes des ouvriers n’ont pas l’habitude de travailler pendant que leurs maris sont descendus dans la mine ; elles font leur ménage, elles vont les unes chez les autres, boire le café ou le chocolat qu’on a pris au magasin d’approvisionnement, elles causent, elles bavardent, et quand le soir arrive, c’est-à-dire le moment où l’homme sort de la mine pour rentrer souper, elles n’ont point eu le temps de préparer ce souper ; alors elles courent au magasin et en rapportent de la charcuterie. Cela n’est pas général, bien entendu, mais cela se produit fréquemment. Et ce fut pour cette raison que nous n’eûmes pas de soupe : la tante Gaspard avait bavardé. Du reste, c’était chez elle une habitude, et j’ai vu plus tard que son compte au magasin se composait surtout de deux produits : d’une part, café et chocolat ; d’autre part, charcuterie. L’oncle était un homme facile, qui aimait surtout la tranquillité ; il mangeait sa charcuterie et ne se plaignait pas, ou bien s’il faisait une observation, c’était tout doucement.
– Si je ne deviens pas biberon, disait-il en tendant son verre, c’est que j’ai de la vertu ; tâche donc de nous faire une soupe pour demain.
– Et le temps ?
– Il est donc plus court sur la terre que dessous ?
– Et qui est-ce qui vous raccommodera ? vous dévastez tout.
Alors regardant ses vêtements souillés de charbon et déchirés çà et là :
– Le fait est que nous sommes mis comme des princes.
Notre souper ne dura pas longtemps.
– Garçon, me dit-il l’oncle Gaspard, tu coucheras avec Alexis.
Puis, s’adressant à Mattia :
– Et toi, si tu veux venir dans le fournil, nous allons voir à te faire un bon lit de paille et de foin.
La soirée et une bonne partie de la nuit ne furent point employées par Alexis et par moi à dormir.
L’oncle Gaspard était
Bien qu’il ne fût que depuis peu de temps mineur, Alexis avait déjà cependant l’amour et la vanité de sa mine : c’était la plus belle, la plus curieuse du pays ; il mettait dans son récit l’importance d’un voyageur qui arrive d’une contrée inconnue et qui trouve des oreilles attentives pour l’écouter.
D’abord on suivait une galerie creusée dans le roc, et, après avoir marché pendant dix minutes, on trouvait un escalier droit et rapide ; puis, au bas de cet escalier une échelle en bois, puis un autre escalier, puis une autre échelle, et alors on arrivait au premier niveau, à une profondeur de cinquante mètres. Pour atteindre le second niveau, à quatre-vingt-dix mètres, et le troisième à deux cents mètres, c’était le même système d’échelles et d’escaliers. C’était à ce troisième niveau qu’Alexis travaillait, et, pour atteindre à la profondeur de son chantier, il avait à faire trois fois plus de chemin que n’en font ceux qui montent aux tours de Notre-Dame de Paris.
Mais si la montée et la descente sont faciles dans les tours de Notre-Dame, où l’escalier est régulier et éclairé, il n’en était pas de même dans la mine, où les marches, creusées suivant les accidents du roc, sont tantôt hautes, tantôt basses, tantôt larges, tantôt étroites. Point d’autre lumière que celle de la lampe qu’on porte à la main, et sur le sol, une boue glissante que mouille sans cesse l’eau qui filtre goutte à goutte, et parfois vous tombe froide sur le visage.
Deux cents mètres à descendre, c’est long, mais ce n’était pas tout, il fallait, par les galeries, gagner les différents paliers et se rendre au lieu du travail ; or le développement complet des galeries de la Truyère, était de 35 à 40 kilomètres. Naturellement on ne devait pas parcourir ces 40 kilomètres, mais quelquefois cependant la course était fatigante, car on marchait dans l’eau qui, filtrant par les fentes du roc, se réunit en ruisseau au milieu du chemin et coule ainsi jusqu’à des puisards, où des machines d’épuisement la prennent pour la verser au dehors.