Je voulus remercier Bob, mais il me coupa la parole en me donnant une poignée de main :
– Ne parlons pas de ça, dit-il, il faut s’entr’aider, chacun son tour ; nous nous reverrons un jour ; je suis heureux d’avoir obligé Mattia.
Nous suivîmes le frère de Bob, et bientôt nous entrâmes dans les rues silencieuses de la ville, puis après quelques détours nous nous trouvâmes sur un quai, et le vent de la mer nous frappa au visage.
Sans rien dire, le frère de Bob nous désigna de la main un navire gréé en sloop ; nous comprîmes que c’était le sien ; en quelques minutes nous fûmes à bord ; alors il nous fit descendre dans une petite cabine.
– Je ne partirai que dans deux heures, dit-il, restez là et ne faites pas de bruit.
Quand il eut refermé à clef la porte de cette cabine, ce fut sans bruit que Mattia se jeta dans mes bras et m’embrassa ; il ne tremblait plus.
XXI
Le Cygne.
Après le départ du frère de Bob, le navire resta silencieux pendant quelque temps, et nous n’entendîmes que le bruit du vent dans la mâture et le clapotement de l’eau contre la carène ; mais peu à peu il s’anima ; des pas retentirent sur le pont ; on laissa tomber des cordages ; des poulies grincèrent, il y eut des enroulements et des déroulements de chaîne ; on vira au cabestan ; une voile fut hissée ; le gouvernail gémit et tout à coup le bateau s’étant incliné sur le côté gauche, un mouvement de tangage se produisit ; nous étions en route, j’étais sauvé.
Lent et doux tout d’abord, ce mouvement de tangage ne tarda pas à devenir rapide et dur, le navire s’abaissait en roulant, et brusquement de violents coups de mer venaient frapper contre son étrave ou contre son bordage de droite.
– Pauvre Mattia ! dis-je à mon camarade en lui prenant la main.
– Cela ne fait rien, dit-il, tu es sauvé ; au reste je me doutais bien que cela serait ainsi ; quand nous étions en voiture je regardais les arbres dont le vent secouait la cime, et je me disais que sur la mer nous allions danser : ça danse.
À ce moment la porte de notre cabine fut ouverte :
– Si vous voulez monter sur le pont, nous dit le frère de Bob, il n’y a plus de danger.
– Où est-on moins malade ? demanda Mattia.
– Couché.
– Je vous remercie, je reste couché.
Et il s’allongea sur les planches.
– Le mousse va vous apporter ce qui vous sera nécessaire, dit le capitaine.
– Merci ; s’il peut n’être pas trop longtemps à venir, cela sera à propos, répondit Mattia.
– Déjà ?
– Il y a longtemps que c’est commencé.
Je voulus rester près de lui, mais il m’envoya sur le pont en me répétant :
– Cela ne fait rien, tu es sauvé ; mais c’est égal, je ne me serais jamais imaginé que cela me ferait plaisir d’avoir le mal de mer.
Arrivé sur le pont, je ne pus me tenir debout qu’en me cramponnant solidement à un cordage : aussi loin que la vue pouvait s’étendre dans les profondeurs de la nuit, on ne voyait qu’une nappe blanche d’écume, sur laquelle notre petit navire courait, incliné comme s’il allait chavirer, mais il ne chavirait point, au contraire il s’élevait légèrement, bondissant sur les vagues, porté, poussé par le vent d’ouest.
Je me retournai vers la terre ; déjà les lumières du port n’étaient plus que des points dans l’obscurité vaporeuse, et les regardant ainsi s’affaiblir et disparaître les unes après les autres, ce fut avec un doux sentiment de délivrance que je dis adieu à l’Angleterre.
– Si le vent continue ainsi, me dit le capitaine, nous n’arriverons pas tard, ce soir, à Isigny ; c’est un bon voilier que l’
Toute une journée de mer, et même plus d’une journée, pauvre Mattia ! et cela lui faisait plaisir d’avoir le mal de mer.
Elle s’écoula cependant, et je passai mon temps à voyager du pont à la cabine, et de la cabine au pont ; à un certain moment, comme je causais avec le capitaine, il étendit sa main dans la direction du sud-ouest, et j’aperçus une haute colonne blanche qui se dessinait sur un fond bleuâtre.
– Barfleur, me dit-il.
Je dégringolai rapidement pour porter cette bonne nouvelle à Mattia : nous étions en vue de France ; mais la distance est longue encore de Barfleur à Isigny, car il faut longer toute la presqu’île du Cotentin avant d’entrer dans la Vire et dans l’Aure.
Comme il était tard lorsque l’
– Quand vous voudrez revenir en Angleterre, nous dit-il, en nous donnant une rude poignée de main, l’
C’était là une gracieuse proposition, mais que nous n’avions aucune envie d’accepter, ayant chacun nos raisons, Mattia et moi, pour ne pas traverser la mer de sitôt.