Après avoir confié son passager aux soins du dispensaire, elle redescendit vers les docks. En chemin, elle fit un crochet pour rendre visite à Miss Sheridan: elle avait un précieux service à lui demander. Elle la trouva sur le pas de sa porte. Reine avait quelques courses à faire et, dans cette ville réputée pour ses rues pentues où chaque pas est un defi pour une personne âgée, rencontrer Zofia à cette heure inhabituelle relevait du miracle. Zofia la pria de s'installer dans la voiture et monta en courant à son appartement. Elle entra chez elle, jeta un coup d'œil à son répondeur téléphonique qui n’avait enregistré aucun message et redescendit aussitôt. En chemin, elle se confia à Reine, qui accepta de recevoir Mathilde jusqu'à ce qu'elle se retablisse. Il faudrait trouver un moyen de la hisser jusqu'à l'étage et quelques bonnes paires de bras pour descendre le lit métallique remisé au grenier.
Confortablement installé dans la cafétéria du 666 Market Street, Lucas griffonnait quelques calculs à même la table en formica, prenant possession de son tout nouvel emploi au sein du plus grand groupe immobilier de Californie. Il trempait son septième croissant dans une tasse de café crème, penché sur l'ouvrage passionnant qui racontait comment s'était développée la Silicon Valley:
La veille, dans l'avion de New York, la lecture d'un article du
C'est à cette occasion que Lucas avait croisé la route d'Ed Heurt.
L'impressionnant carnet d'adresses influentes dont Lucas avait habilement nourri la conversation lui avait valu le poste de conseiller à la vice-présidence, aussitôt créé pour lui. Les rouages de l'opportunisme n'avaient aucun secret pour Ed Heurt et l'accord fut scellé avant que le numéro deux du groupe n'eût achevé d'engloutir une pince de crabe, généreusement trempée dans une mayonnaise au safran, qui tacha tout aussi généreusement le plastron de son smoking.
Il était onze heures ce matin et, dans une heure, Ed présenterait Lucas à son associé, Antonio Andric, le président du groupe.
Le A de A amp;H dirigeait d'une main de fer dans un gant de velours le vaste réseau commercial qu'il avait su mailler au fil des années. Un sens inné de l'immobilier, une assiduité inégalable au travail avaient permis à Antonio Andric de développer un immense empire qui employait plus de trois cents agents et presque autant de juristes, comptables et assistantes.
Lucas hésita avant de renoncer à une huitième viennoiserie. Il claqua du pouce et de l'index pour commander un cappuccino. Mâchouillant son feutre noir, il compulsa ses feuillets et continua de réfléchir. Les statistiques qu'il avait empruntées au departement informatique de A amp;H étaient éloquentes.
S'accordant finalement un petit pain au chocolat, Il conclut qu'il était impossible de louer, vendre ou acheter le moindre immeuble ou parcelle de terrain dans toute la vallée sans traiter avec le groupe qui l'employait depuis la veille au soir. La plaquette publicitaire et son ineffable slogan: «L'immobilier intelligent» lui permirent d'affiner ses plans.
A amp;H était une entité à deux têtes, son talon d'Achille se situait à la jonction des deux cous de l'hydre. Il suffirait que les deux cerveaux de l'organisation aspirent au même air pour en venir à s'étouffer mutuellement. Qu'Andric et Heurt se disputent la barre du navire, et le groupe ne tarderait pas à dériver. Le naufrage brutal de l'empire A amp;H attiserait vite l'appétit des grands propriétaires, entraînant la déstabilisation du marché immobilier dans une vallée où les loyers étaient des piliers fondamentaux de la vie économique. Les réactions des places financières ne se feraient pas attendre et les entreprises de la région seraient vite asphyxiées.