– Savez-vous qu'en Europe la durée du travail est légalisée? En France, ajouta Lucas, ils pensent même que plus de trente-cinq heures par semaine nuisent à l'épanouissement de l'individu.
Elizabeth se leva pour se servir une tasse de café.
– Et si c'est vous qui voulez travailler plus? demanda-t-elle.
– Vous ne pouvez pas! La France privilégie l'art de vivre!
Elizabeth reprit place derrière son écran et s adressa à Lucas d'une voix distante.
– J'ai quarante-huit ans, je suis divorcée, mes deux enfants sont à l'université, je suis propriétaire de mon petit appartement à Sausalito et d'un joli petit condominium au bord du lac Tahoe, que j'aurai fini de payer dans deux ans. Pour tout vous dire, je ne compte pas le temps que je passe ici. J’aime bien ce que je fais, bien plus que de déambuler devant des vitrines en constatant que je n'ai pas assez bossé pour me payer ce dont j'ai envie. Quant aux Français, je vous rappelle qu'ils mangent des escargots! Mr. Heurt est dans son bureau et vous avez rendezvous à quatorze heures… ce qui tombe bien puisqu'il est exactement quatorze heures!
Lucas se dirigea vers la porte. Avant d'emprunter le couloir il se retourna.
– Vous n'avez jamais goûté au beurre d'ail, sinon, vous ne diriez pas ça!
Zofia avait organisé la sortie anticipée de Mathilde. Mathilde acceptait de signer une décharge, et Zofia avait juré qu'au moindre signe anormal elle la raccompagnerait aussitôt aux urgences. Le chef de service donna son accord sous réserve que l'examen médical prévu à quinze heures ne contredise pas l'évolution favorable de l'état de santé de sa patiente.
Quatre dockers prirent Mathilde en charge sur le parking de l'hôpital. Leurs plaisanteries sur la fragilité du chargement allaient bon train: ils s'amusaient à utiliser tout le vocabulaire d'une manutention où Mathilde jouait le rôle du container. Ils l'allongèrent avec beaucoup de précaution sur la civière qu'ils avaient improvisée à l'arrière de la camionnette. Zofia conduisait aussi lentement qu'elle le pouvait, mais le moindre cahot réveillait dans la jambe de Mathilde une vive douleur remontant jusqu'au creux de l'aine. Il leur fallut une demi-heure pour arriver à bon port.
Les dockers descendirent le lit métallique du grenier et l'installèrent dans le living de Zofia. Manca le poussa jusqu'à la fenêtre et arrangea le petit guéridon qui ferait office de table de nuit. Commença alors la lente ascension de Mathilde, que les dockers emportaient vers l'étage, sous le haut commandement de Manca. A chaque marche gagnée, Zofia serrait les doigts en entendant Mathilde crier sa peur. Les hommes y répondaient en chantant à tue-tête. Elles finirent par s'abandonner aux rires lorsqu'ils eurent enfin passé le coude de la cage d'escalier. Avec mille attentions, ils déposèrent leur serveuse préférée sur sa nouvelle literie.
Zofia les inviterait à déjeuner pour les remercier. Manca dit que ce n'était pas la peine, Mathilde les avait suffisamment choyés au Deli pour qu'ils puissent rendre la pareille. Zofia les reconduisit au port. Quand la voiture s'éloigna, Reine prépara deux tasses de café accompagnées de quelques morceaux de galette posés dans sa coupelle en argent ciselé, puis elle monta à l'étage.
Quittant le quai 80, Zofia décida de faire un léger détour. Elle alluma l'autoradio et chercha une station jusqu'à ce que la voix de Louis Armstrong s’envole dans l'habitacle.
Heurt avait quitté la salle du conseil sous les applaudissements cauteleux des directeurs, effarés par les promesses qui venaient de leur être faites. Certain qu'il était rompu à tout exercice de communication, Ed avait transformé la réunion commerciale en parodie de conférence de presse, détaillant sans retenue ses visions mégalo-expansionnistes. Dans l'ascenseur qui le reconduisait au neuvième étage, Ed était aux anges: le management des hommes n'était finalement pas si compliqué que cela; s'il le fallait, il pourrait très bien œuvrer seul à la destinée du groupe. Fou de joie, il dressa son poing serré vers le ciel en signe de victoire.