La balle de golf avait fait chanceler le drapeau avant de disparaître. Antonio Andric venait de réussir un magnifique «trou en un» sur un «par quatre». Fou de joie, il leva son poing serré vers le ciel en signe de victoire.
Ravi, Lucas abaissa son poing vers la terre en signe de victoire: le vice-président avait réussi à semer un trouble sans précédent parmi les dirigeants de son empire, et la confusion des esprits ne tarderait pas à se propager aux étages inférieurs.
Ed l'attendait près du distributeur de boissons, il ouvrit les bras en le voyant.
– Quelle réunion formidable, n'est-ce pas? Je me rends compte que je suis trop souvent loin de mes troupes! Je dois remédier à cela, à ce propos j'ai un petit service à vous demander.
Ed avait rendez-vous le soir même avec une journaliste qui devait rédiger un article sur lui dans un quotidien local. Pour une fois il sacrifierait ses devoirs vis-à-vis de la presse aux besoins de ses fidèles collaborateurs. Il venait de convier à dîner le patron du développement, le responsable du marketing et les quatre directeurs du réseau commercial. À cause de son petit accrochage avec Antonio, il préférait ne pas informer son associé de son initiative et le laisser jouir d'une vraie soirée de repos dont il avait visiblement besoin. Si Lucas voulait bien assurer l'interview à sa place, il lui rendrait un service inestimable; d'autant que les éloges d'un tiers s'avéraient toujours plus convaincants. Ed comptait sur l'efficacité de son nouveau conseiller, qu'il encouragea d’une tape amicale sur l'épaule. La table était reservée à vingt et une heures chez Simbad, un restaurant de poissons sur Fisherman's Wharf: un cadre un tantinet romantique, des crabes délicieux, une addition honorable, le papier devrait être éloquent.
Après s'être occupée du transfert de Mathilde, Zofia revint au Memorial Hospital, dans un autre service cette fois-ci. Elle entra dans le pavillon n°3 et grimpa jusqu au troisieme etage.
Le service des hospitalisations pédiatriques était comme à son habitude surchargé. Dès que le petit Thomas eut reconnu son pas au fond du couloir, tout son visage s'illumina. Pour lui, les mardis et vendredis étaient des jours sans gris. Zofia caressa sa joue, s'assit au bord de son lit, déposa un baiser sur sa main qu'elle souffla dans sa direction (c'était leur geste complice), et reprit sa lecture à la page cornée. Personne n'était autorisé à toucher au livre qu'elle rangeait dans le tiroir de sa table de nuit après chaque visite. Thomas y veillait comme sur un trésor. Même lui ne se permettait pas de lire le moindre mot en son absence. Le petit bonhomme à la tête chauve connaissait mieux que quiconque la valeur de l'instant magique. Seule Zofia pouvait lui dire ce conte. Nul ne confisquerait une minute des histoires fantastiques du lapin Theodore. De ses intonations elle rendait chaque ligne précieuse. Parfois elle se levait, parcourait la pièce de long en large; chacune de ses grandes enjambées qu'elle accompagnait d'amples mouvements de bras et de mimiques provoquait aussitôt les rires sans retenue du petit garçon. Pendant l'heure féerique où les personnages s'animaient dans sa chambre, c’était la vie qui reprenait ses droits. Même quand il rouvrait les yeux, Thomas oubliait les murs, sa peur et la douleur.
Elle replia l'ouvrage, le rangea en bonne place et regarda Thomas qui fronçait les sourcils.
– Tu as l'air soucieux tout à coup?
– Non, répondit l'enfant.
– Quelque chose t'a échappé dans l'histoire?
– Oui.
– Quoi? dit-elle en reprenant sa main.
– Pourquoi tu me la racontes?
Zofia ne trouva pas les mots justes pour formuler sa réponse, alors Thomas sourit.
– Moi je sais, dit-il.
– Alors, dis-Ie-moi.
Il rougit et fit glisser le pli du drap de coton entre ses doigts. Il murmura:
– Parce que tu m'aimes!
Et cette fois, ce furent les joues de Zofia qui s'empourprèrent.
– Tu as raison, c'était exactement le mot que je cherchais, dit-elle d'une voix douce.
– Pourquoi les adultes ne disent pas toujours la verité?
– Parce qu'elle leur fait peur parfois, je crois.
– Mais toi tu n'es pas comme eux, n'est-ce pas?
– DIsons que je fais de mon mieux, Thomas.
Elle releva le menton de l'enfant et l'embrassa. Il plongea dans ses bras et la serra très fort. Le câlin achevé, Zofia avança vers la porte, mais Thomas la rappela une dernière fois.
– Je vais mourir?
Thomas la dévisageait, Zofia scruta longuement le regard si profond du petit garçon.
– Peut-être.
– Pas si tu es là, alors à vendredi, dit l'enfant.
– À vendredi, répondit Zofia en soufflant le baiser au creux de sa main.