– Tu m'as l'air préoccupée? demanda Jules.
– Non, juste un peu débordée.
– Tu es toujours débordée, je t'écoute.
– Jules, j'ai relevé un drôle de défi. Si vous deviez faire quelque chose d'incroyablement bien, quelque chose qui changerait le cours du monde, que choisiriez-vous?
– Si j'étais utopiste ou si je croyais au miracle, je te dirais que j'éradiquerais la faim dans le monde, j'anéantirais toutes les maladies, interdirais que quiconque atteinte à la dignité d'un enfant. Je réconcilierais toutes les religions, soufflerais une immense moisson de tolérance sur la terre, je crois aussi que je ferais disparaître toutes les pauvretés. Oui, tout ça je le ferais… si j'étais Dieu!
– Et vous êtes-vous déjà demandé pourquoi
– Tu le sais aussi bien que moi, tout cela ne dépend pas de Sa volonté mais de celle des hommes à qui
– Mais alors, Jules, que feriez-vous pour faire le bien, accomplir le très bien?
– Je ferais exactement ce que tu fais! Je donnerais à ceux que je côtoie l'espoir de tous les possibles. Tu as inventé une chose merveilleuse tout à l'heure, sans même t'en rendre compte.
– Qu'est-ce que j'ai fait?
– En passant devant mon arche tu m'as souri. Un peu plus tard, ce détective qui vient souvent déjeuner par ici est passé en voiture, il m'a regardé avec son éternel air bougon. Nos regards se sont croisés, je lui ai confié ton sourire, et quand il est reparti, je l'ai vu, il le portait sur ses lèvres. Alors, avec un peu d'espoir, il l'aura transmis à celui ou celle qu'il allait voir. Tu réalises maintenant ce que tu as fait? Tu as inventé une sorte de vaccin contre l'instant de mal-être. Si tout le monde faisait cela, rien qu'une seule fois par jour, donner juste un sourire, imagines-tu l'incroyable contagion de bonheur qui filerait sur la terre? Alors tu remporterais ton pari.
Le vieux Jules toussa dans sa main.
– Mais, bon. Je t'ai dit que je n'étais pas utopiste. Alors, je vais me contenter de te remercier de m'avoir reconduit jusqu'ici.
Le clochard sortit de la voiture et avança vers son abri. Il se retourna, fit un petit signe de la main à Zofia:
– Quelles que soient les questions que tu te poses, fie-toi à ton instinct et continue de faire ce que tu fais.
Zofia le regarda, interrogative.
– Jules, que faisiez-vous avant de vivre ici?
Il disparut sous l'arche, sans répondre.
Zofia rendit visite à Manca au Fisher's Deli, l'heure du déjeuner était déjà bien entamée et, pour la seconde fois de la journée, elle avait un service à demander à quelqu'un. Le contremaître n'avait pas touché à son assiette. Elle s'assit à sa table.
– Vous ne mangez pas vos œufs brouillés? Manca se pencha pour chuchoter à son oreille:
– Quand Mathilde n'est pas là, la nourriture n'a aucun goût ici.
– Justement, c'est d'elle que je suis venu vous parler.
Zofia quitta le port une demi-heure plus tard en compagnie du contremaître et de quatre de ses dockers. En passant devant l'arche n°7, elle pila net. Elle avait reconnu l'homme en complet élégant qui fumait une cigarette auprès de Jules. Les deux dockers qui avaient pris place à bord de son véhicule et les deux autres qui la suivaient dans un pick-up lui demandèrent pourquoi elle avait freiné aussi brutalement. Elle accéléra sans répondre et fila vers le Memorial Hospital.
Les optiques de la Lexus flambant neuve s'illuminèrent dès qu'elle s'engagea dans les sous-sols. Lucas marcha d'un pas pressé vers la porte d'accès aux escaliers. Il consulta sa montre, il avait dix minutes d'avance.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sur le neuvième étage. Il fit un détour pour passer devant la porte de l'assistante d'Antonio Andric, s'invita dans la pièce et s'assit sur le coin de son bureau. Elle ne releva pas la tête et continua de pianoter sur le clavier de son ordinateur.
– Vous êtes totalement dévouée à votre travail, n'est-ce pas?
Elizabeth lui sourit et poursuivit sa tâche.