— Il y a deux ans de cela, j’ai eu un gros coup de chance, car il est très rare que le patron contacte toute la troupe de ses associés. Je suivais Robic – le seul dont je connaisse le domicile –, qui avait quitté sa maison à la nuit tombée. Il m’a mené droit à un vieux hangar sur la route de Fougères, où se tenait une réunion de groupe. Les tôles étaient disjointes et j’entendais facilement les conversations. Il s’agissait de l’attaque d’une bijouterie mais impossible de savoir laquelle. Certainement importante ou bien Robic n’aurait pas rassemblé tous ses hommes. Il distribuait les rôles, expliquant à chacun la tâche précise qu’il avait à remplir. Il les appelait par leurs surnoms.
— Et pourquoi vous ne nous avez jamais parlé de tout cela ? demanda Adamsberg.
— Parce qu’alors, cela n’avait aucun rapport avec votre enquête sur le tueur de Louviec. Cela ne vous aurait pas avancés d’un iota. Mais à présent, c’est tout différent. Si vous le souhaitez, je veux bien vous copier la liste des surnoms des associés, ainsi que les adresses des planques que j’ai pu localiser.
— S’il vous plaît, Josselin, cela peut servir.
Johan s’affairait à desservir et apporta un plateau de fromages pendant que Matthieu regardait s’allonger la liste des noms : le Tombeur, le Lanceur, Jeff, le Prestidigitateur, le Joueur, le Poète, le Ventru, Domino, Gilles, et le Muet, son chauffeur.
— Dix, résuma Josselin, sans compter Robic. Onze en tout. Je mets des croix à côté de ceux que je pense avoir connus au lycée, mais sans certitude. Après tant d’années, c’est difficile d’être affirmatif.
— Dommage qu’on ne sache pas qui est gaucher ou droitier, dit Matthieu.
— Vous cherchez un gaucher ? demanda Josselin.
— Oui.
— Alors c’est lui, dit-il en pointant un surnom avec son crayon. Je l’ai vu plusieurs fois ouvrir sa portière de la main gauche.
— Gilles, dit doucement Adamsberg. Le gaucher…, l’assassin du docteur. Et impossible de l’arrêter : on ne connaît ni son vrai nom ni son domicile.
Josselin réfléchissait, tête penchée, doigts sur les lèvres.
— Pensez vous comme moi que Robic a conservé ou retrouvé d’anciens condisciples de son lycée ? demanda-t-il lentement.
— C’est très possible, dit Adamsberg. Comme il est possible qu’il ait emmené avec lui à Sète beaucoup de ses camarades les plus soumis – ses adeptes de l’époque en quelque sorte –, pour disposer d’un réseau dès son arrivée.
— D’autant plus probable, dit Josselin, que ces petits salopards ne savaient pas respirer sans lui. Il se trouve que j’ai pu, devant un bistrot où Robic avait rencontré « Gilles », il y a environ huit mois, voir et entendre parler deux fois ce « Gilles ». Cette journée de septembre était chaude et j’avais abaissé ma fenêtre, de même que le café avait ouvert les siennes. J’étais garé à cinq mètres, mais sa voix est assez puissante. Pas besoin de lunettes pour voir de loin, je le distinguais très nettement.
Josselin prit un nouveau temps pour méditer son souvenir.
— C’est un homme de grande taille, très laid, déformé par un nez de boxeur. Et sa voix est rocailleuse, comme s’il parlait avec des graviers dans la gorge. Je ne voudrais surtout pas vous entraîner sur une fausse piste mais…
— Nous n’avons pas de piste, dit Adamsberg, autant en essayer une fausse. Mercadet, vous pouvez trouver une photo de la classe de terminale du lycée de Rennes ?
— Quelle année ?
— 1986.
— Eh bien, reprit Josselin, il y avait un élève de cette sorte dans notre terminale. Qui avait cette voix, et ce nez cassé, déjà. Un grand type.
Mercadet réussit à extirper des entrailles du Net la photo de classe et la montra à Josselin qui se concentra sur les visages.
— Lui, dit-il, au dernier rang du haut, à cause de sa taille.
— Hervé Pouliquen, dit Mercadet qui suivait, tirée des archives du lycée, la vieille liste des noms correspondant à la photo.
— C’est cela, Pouliquen, confirma Josselin, une âme damnée de Robic.
En quelques minutes, Mercadet localisa le domicile d’Hervé Pouliquen : 33, rue de la Verrerie, à La Barrière.
XXIX
Pierre Robic haïssait les fêtes, ces futilités, ces mascarades, à croire que c’était à celui qui crierait le plus fort. Mais non contente de celle de la veille, sa femme en avait organisé une seconde à la suite. Elle faisait cela tous les dimanches, exhibant ses bijoux en pendentifs, en bracelets, en bagues, dont l’éclat attirait les regards, faisant passer au second plan sa silhouette devenue empâtée et son visage sans grâce. Robic l’avait épousée à Sète, du temps où il était en quête urgente d’une femme riche, ayant besoin de fonds pour monter son cercle de jeux. Il s’était marié sous le régime de la communauté des biens pour profiter au plus vite de la fortune de sa femme. Car, riche, elle l’était beaucoup à l’époque, autant qu’imbue d’elle-même, dénuée de tact et à dire vrai plutôt sotte, hautaine avec tous les domestiques – que Robic au contraire ménageait et payait bien, s’aliénant de sorte leur fidélité.