Viendrait-on me dire que ce sont les imperfections de notre r'egime social, les vices de notre administration, la condition de nos classes inf'erieures, etc., etc., que c’est tout cela qui irrite l’opinion contre la Russie. Eh quoi, serait-ce vrai? Et moi qui croyais tout `a l’heure avoir `a me plaindre d’un exc`es de malveillance, me verrai-je oblig'e maintenant de protester contre une exag'eration de sympathie? Car enfin, nous ne sommes pas seuls au monde, et si vous avez en effet un fond aussi surabondant de sympathie humaine, et que vous ne trouviez pas `a le placer chez vous et au profit des v^otres, ne serait-il pas juste au moins que vous le r'epartissiez d’une mani`ere plus 'equitable entre les diff'erents peuples de la terre? Tous, h'elas, ont besoin qu’on les plaigne; voyez l’Angleterre par exemple, qu’en dites-vous? Voyez sa population manufacturi`ere; voyez l’Irlande, et si vous 'etiez `a m^eme d’'etablir en parfaite connaissance le bilan respectif des deux pays, si vous pouviez peser dans des balances 'equitables les mis`eres qu’entra^inent `a leur suite la barbarie russe et la civilisation anglaise, peut-^etre trouveriez-vous plus de singularit'e que d’exag'eration dans l’assertion de cet homme qui, 'egalement 'etranger aux deux pays, mais les connaissant tous deux `a fond, affirmait avec une conviction enti`ere «qu’il y avait dans le Royaume-Uni un million d’hommes, au moins, qui gagneraient beaucoup `a ^etre envoy'es en Sib'erie»…
Ah, monsieur, pourquoi faut-il que vous autres Allemands, qui avez sur vos voisins d’outre-Rhin une sup'eriorit'e morale incontestable `a tant d’'egards, pourquoi faut-il que vous ne puissiez pas leur emprunter un peu de ce bon sens pratique, de cette intelligence vive et s^ure de leurs int'er^ets, qui les distinguent!.. Eux aussi ils ont une presse, des journaux, qui nous invectivent, qui nous d'echirent `a qui mieux mieux, sans rel^ache, sans mesure, sans pudeur… Voyez par exemple cette hydre aux cent t^etes de la presse parisienne, toutes lancant feu et flamme contre nous.
Quelles fureurs! Quels 'eclats! Quel tapage!.. Eh bien, qu’on acqui`ere aujourd’hui m^eme la certitude, `a Paris, que ce rapprochement si ardemment convoit'e est en train de se faire, que les avances si souvent reproduites ont enfin 'et'e accueillies, et d`es demain vous verrez tout ce bruit de haine tomber, toute cette brillante pyrotechnie d’injures s’'evanouir, et de ces crat`eres 'eteints, de ces bouches pacifi'ees vont sortir, avec le dernier flocon de fum'ee, des voix diversement modul'ees, mais toutes 'egalement m'elodieuses, c'el'ebrant, `a l’envie l’une de l’autre, notre heureuse r'econciliation.
Mais cette lettre est trop longue, il est temps de finir. Permettez-moi, monsieur, en finissant de r'esumer en peu de mots ma pens'ee.
Je me suis adress'e `a vous, sans autre mission que celle que je tiens de ma conviction libre et personnelle. Je ne suis aux ordres de personne, je ne suis l’organe de personne; ma pens'ee ne rel`eve que d’elle-m^eme. Mais j’ai certainement tout lieu de croire que si le contenu de cette lettre 'etait connu en Russie, l’opinion publique n’h'esiterait pas `a l’avouer. L’opinion russe jusqu’`a pr'esent ne s’est que m'ediocrement 'emue de toutes ces clameurs de la presse allemande, non pas que l’opinion, non pas que les sentiments de l’Allemagne lui parussent une chose indiff'erente, bien certainement non… mais toutes ces violences de la parole, tous ces coups de fusil tir'es en l’air, `a l’intention de la Russie, il lui r'epugnait de prendre tout ce bruit au s'erieux; elle n’y a vu tout au plus qu’un divertissement de mauvais go^ut… L’opinion russe se refuse d'ecid'ement `a admettre qu’une nation grave, s'erieuse, loyale, profond'ement 'equitable, telle enfin que le monde a connu l’Allemagne `a toutes les 'epoques de son histoire, que cette nation, dis-je, ira d'epouiller sa nature pour en r'ev'eler une autre faite `a l’image de quelques esprits fantasques ou brouillons, de quelques d'eclamateurs passionn'es ou de mauvaise foi, que, reniant le pass'e, m'econnaissant le pr'esent et compromettant l’avenir, l’Allemagne consentira `a accueillir, `a nourrir un mauvais sentiment, un sentiment indigne d’elle, simplement pour avoir le plaisir de faire une grande b'evue politique. Non, c’est impossible.
Je me suis adress'e a vous, monsieur, parce que, ainsi que je l’ai reconnu, la «Gazette Universelle» est plus qu’un journal pour l’Allemagne; c’est un pouvoir, et un pouvoir qui, je le d'eclare bien volontiers, r'eunit `a un haut degr'e le sentiment national et l’intelligence politique: c’est au nom de cette double autorit'e que j’ ai essay'e de vous parler.