Eh bien, monsieur, demandez `a vos gouvernements si depuis ces trente ann'ees la sollicitude de la Russie pour les grands int'er^ets politiques de l’Allemagne s’est d'ementie un seul instant? Demandez aux hommes qui ont 'et'e dans les affaires si maintes fois et sur bien des questions cette sollicitude n’a pas devanc'e vos propres inspirations patriotiques? Vous voil`a depuis quelques ann'ees vivement pr'eoccup'es en Allemagne de la grande question de l’unit'e germanique. Il n’en a pas toujours 'et'e ainsi, vous le savez. Moi qui depuis longtemps demeure parmi vous, je pourrais au besoin me rappeler l’'epoque pr'ecise o`u cette question a commenc'e `a passionner les esprits; assur'ement il 'etait peu question de cette unit'e, au moins dans la presse, `a l’'epoque o`u il n’y avait pas de feuille lib'erale qui ne se cr^ut oblig'ee en conscience de saisir chaque occasion d’adresser `a l’Autriche et `a son gouvernement les m^emes injures que l’on prodigue maintenant `a la Russie… C’est donc l`a une pr'eoccupation tr`es louable, tr`es l'egitime `a coup s^ur, mais d’une date assez r'ecente. La Russie, il est vrai, n’a jamais pr^ech'e l’unit'e de l’Allemagne; mais depuis trente ans elle n’a cess'e dans toutes les occasions et sur tous les tons de recommander `a l’Allemagne l’union, la concorde, la confiance r'eciproque, la subordination volontaire des int'er^ets particuliers `a la grande cause de l’int'er^et g'en'eral, et ces conseils, ces exhortations, elle ne s’est pas lass'ee de les reproduire, de les multiplier, avec toute cette 'energique franchise d’un z`ele qui se sait parfaitement d'esint'eress'e.
Un livre qui a eu, il y a quelques ann'ees, un grand retentissement en Allemagne et auquel on a bien faussement attribu'e une origine officielle, a sembl'e accr'editer parmi vous l’opinion que la Russie, `a une certaine 'epoque, aurait eu pour syst`eme de s’attacher plus particuli`erement les Etats allemands de second ordre au pr'ejudice de l’influence l'egitime des deux grands Etats de la Conf'ed'eration. Jamais la supposition n’a 'et'e plus gratuite, et m^eme, il faut le dire, plus contraire de tout point `a la r'ealit'e.
Consultez l`a-dessus les hommes comp'etents, ils vous diront ce qui en est; peut-^etre vous diront-ils que dans sa constante pr'eoccupation d’assurer avant tout l’ind'ependance politique de l’Allemagne, la diplomatie russe s’est expos'ee quelquefois `a froisser d’excusables susceptibilit'es, en recommandant avec trop d’insistance aux petites cours d’Allemagne une adh'esion `a toute 'epreuve au syst`eme des deux grandes puissances. Ce serait peut-^etre ici le lieu d’appr'ecier `a sa juste valeur une autre accusation mille fois reproduite contre la Russie et qui n’en est pas plus vraie. Que n’a-t-on pas dit pour faire croire que c’est son influence avant tout qui a contrari'e en Allemagne le d'eveloppement du r'egime constitutionnel? En th`ese g'en'erale il est souverainement d'eraisonnable de chercher `a transformer la Russie en adversaire syst'ematique de telle ou telle forme de gouvernement; et comment, grand Dieu, serait-elle devenue ce qu’elle est, comment exercerait-elle sur le monde l’influence qui lui appartient, avec une pareille 'etroitesse de ses id'ees! Ensuite, dans le cas sp'ecial dont il s’agit, il est rigoureusement vrai de dire que la Russie s’est toujours 'energiquement prononc'ee pour le maintien loyal des institutions 'etablies, pour le respect religieux des engagements contract'es; apr`es cela il est tr`es possible qu’elle ait pens'e qu’il ne serait pas prudent, dans l’int'er^et le plus vital de l’Allemagne (celui de son unit'e) de donner dans les Etats constitutionnels de la Conf'ed'eration `a la pr'erogative parlementaire la m^eme extension qu’elle a, par exemple, en Angleterre, en France; que si, m^eme `a pr'esent, il n’'etait pas toujours facile d’'etablir entre les Etats cet accord, cette intelligence parfaite, que n'ecessite une action collective, le probl`eme deviendrait tout bonnement insoluble dans une Allemagne domin'ee, c’est-`a-dire divis'ee par une demi-douzaine de tribunes parlementaires souveraines. C’est l`a une de ces v'erit'es accept'ees `a l’heure qu’il est par tous les bons esprits en Allemagne. Le tort de la Russie serait de l’avoir comprise une dizaine d’ann'ees plus t^ot.