Pendant longtemps la mani`ere dont on a compris la Russie, dans l’Occident, a ressembl'e, `a quelques 'egards, aux premi`eres impressions des contemporains de Colomb. C’'etait la m^eme erreur, la m^eme illusion d’optique. Vous savez que pendant longtemps les hommes de l’ancien continent, tout en applaudissant `a l’immortelle d'ecouverte, s’'etaient obstin'ement refus'es `a admettre l’existence d’un continent nouveau; ils trouvaient plus simple et plus rationnel de supposer que les terres qui venaient de leur ^etre r'ev'el'ees n’'etaient que l’appendice, le prolongement du continent qu’ils connaissaient d'ej`a. Ainsi en a-t-il 'et'e des id'ees qu’on s’est longtemps faites de cet autre nouveau monde, l’Europe orientale, dont la Russie a de tout temps 'et'e l’^ame, le principe moteur et auquel elle 'etait appel'ee `a imposer son glorieux nom, pour prix de l’existence historique que ce monde a d'ej`a recue d’elle, ou qu’il en attend… Pendant des si`ecles, l’Occident europ'een avait cru avec une bonne foi parfaite qu’il n’y avait point, qu’il ne pouvait pas y avoir d’autre Europe que lui. Il savait, `a la v'erit'e, qu’au-del`a de ses fronti`eres il y avait encore des peuples, des souverainet'es, qui se disaient chr'etiens; aux temps de sa puissance il avait m^eme entam'e les bords de ce monde sans nom, il en avait arrach'e quelques lambeaux qu’il s’'etait incorpor'es tant bien que mal, en les d'enaturant, en les d'enationalisant; mais que, par-del`a cette limite extr^eme, il y e^ut une autre Europe, une Europe orientale, soeur bien l'egitime de l’Occident chr'etien, chr'etienne comme lui, point f'eodale, point hi'erarchique, il est vrai, mais par-l`a m^eme plus intimement chr'etienne; qu’il y e^ut l`a tout un Monde, Un dans son Principe, solidaire de ses parties, vivant de sa vie propre, organique, originale: voil`a ce qu’il 'etait impossible d’admettre, voil`a ce que bien des gens aimeraient `a r'evoquer en doute, m^eme de nos jours… Longtemps l’erreur avait 'et'e excusable; pendant des si`ecles le principe moteur 'etait rest'e comme enseveli sous le chaos: son action avait 'et'e lente et presque imperceptible; un 'epais nuage enveloppait cette lente 'elaboration d’un monde… Mais enfin, quand les temps furent accomplis, la main d’un g'eant abattit le nuage, et l’Europe de Charlemagne se trouva face `a face avec l’Europe de Pierre le Grand…
Ceci une fois reconnu, tout devient clair, tout s’explique: on comprend maintenant la v'eritable raison de ces rapides progr`es, de ces prodigieux accroissements de la Russie, qui ont 'etonn'e le monde. On comprend que ces pr'etendues conqu^etes, ces pr'etendues violences ont 'et'e l’oeuvre la plus organique et la plus l'egitime que jamais l’histoire ait r'ealis'ee, c’'etait tout bonnement une immense restauration qui s’accomplissait. On comprendra aussi pourquoi on a vu successivement p'erir et s’'effacer sous sa main tout ce que la Russie a rencontr'e sur sa route de tendances anormales, de pouvoirs et d’institutions infid`eles au grand principe qu’elle repr'esentait… pourquoi la Pologne a d^u p'erir… non pas l’originalit'e de sa race polonaise, `a Dieu ne plaise, mais la fausse civilisation, la fausse nationalit'e, qui lui avaient 'et'e imput'ees. C’est aussi de ce point de vue que l’on appr'eciera le mieux la v'eritable signification de ce qu’on appelle la question de l’Orient, de cette question que l’on affecte de proclamer insoluble, pr'ecis'ement parce que tout le monde en a depuis longtemps pr'evu l’in'evitable solution… Il s’agit en effet de savoir si l’Europe orientale, d'ej`a aux trois quarts constitu'ee, si ce v'eritable empire de l’Orient, dont le premier, celui des c'esars de Byzance, des anciens empereurs orthodoxes, n’avait 'et'e qu’une faible et imparfaite 'ebauche, si l’Europe orientale recevra ou non son dernier, son plus indispensable compl'ement, si elle l’obtiendra par le progr`es naturel des choses, ou si elle se verra forc'ee de le demander `a la fortune par les armes, au risque des plus grandes calamit'es pour le monde. Mais revenons `a notre sujet.
Voil`a, monsieur, quel 'etait le tiers dont l’arriv'ee sur le th'e^atre des 'ev'enements a brusquement d'ecid'e le duel s'eculaire de l’Occident europ'een; la seule apparition de la Russie dans vos rangs y a ramen'e l’unit'e, et l’unit'e vous a donn'e la victoire.
Et maintenant, pour se rendre un compte vrai de la situation actuelle des choses, on ne saurait assez se p'en'etrer d’une v'erit'e, c’est que depuis cette intervention de l’Orient constitu'e dans les affaires de l’Occident, tout est chang'e en Europe: jusque-l`a vous y 'etiez `a deux, maintenant nous y sommes `a trois. Les longues luttes y sont devenues impossibles.