Vous savez, monsieur, quelle est la nature des rapports qui unissent, depuis trente ans, les gouvernements de l’Allemagne, grands et petits, `a la Russie. Ici je ne vous demande pas ce que pensent de ces rapports telle ou telle opinion, tel ou tel parti; il s’agit d’un fait. Or le fait est que jamais ces rapports n’ont 'et'e plus bienveillants, plus intimes, que jamais entente plus sinc`erement cordiale n’a exist'e entre ces diff'erents gouvernements et la Russie… Monsieur, pour qui vit sur le terrain de la r'ealit'e et non dans le monde des phrases, il est clair que cette politique est la vraie, la l'egitime politique de l’Allemagne, sa politique normale, et que ses souverains, en maintenant intacte cette grande tradition de votre 'epoque de r'eg'en'eration, n’ont fait qu’ob'eir aux inspirations du patriotisme le plus 'eclair'e… Mais encore une fois, monsieur, je ne pr'etends pas au don des miracles, je ne pr'etends pas faire partager cette opinion `a tout le monde, surtout pas `a ceux qui la consid`erent comme leur ennemie personnelle… Aussi bien ce n’est pas d’une opinion qu’il s’agit pour le moment, c’est d’un fait, et le fait, ce me semble, est assez visible et assez palpable pour rencontrer peu d’incr'edules…
A c^ot'e et en regard de cette direction politique de vos gouvernements, ai-je besoin de vous dire, monsieur, quelle est l’impulsion, quelles sont les tendances que depuis une dizaine d’ann'ees on travaille sans rel^ache `a imprimer `a l’opinion allemande `a l’'egard de la Russie? Ici encore je m’abstiendrai pour le moment d’appr'ecier `a leur juste valeur les griefs, les accusations de tout genre qu’on ne cesse d’accumuler contre elle avec une pers'ev'erance vraiment 'etonnante. II ne s’agit ici que du r'esultat obtenu. Ce r'esultat, il faut l’avouer, s’il n’est pas consolant, est `a peu pr`es complet. Les travailleurs sont en droit d’^etre contents de leur journ'ee. — Cette m^eme puissance que les grandes g'en'erations de 1813 saluaient de leur enthousiaste reconnaissance, cette puissance dont l’alliance fid`ele, dont l’amiti'e active et d'esint'eress'ee n’a pas failli une seule fois depuis trente ans ni aux peuples, ni aux souverains de l’Allemagne, on a r'eussi, gr^ace aux refrains dont on a berc'e l’enfance de la g'en'eration actuelle, on a presque r'eussi, dis-je, `a transformer cette m^eme puissance en 'epouvantail pour un grand nombre d’hommes appartenant `a notre g'en'eration, et bien des intelligences viriles de notre 'epoque n’ont pas h'esit'e `a r'etrograder jusqu’`a la candide imb'ecillit'e du premier ^age, pour se donner la satisfaction de voir dans la Russie l’ogre du XIX-e si`ecle.
Tout cela est vrai. Les ennemis de la Russie triompheront peut-^etre de ces aveux; mais qu’ils me permettent de continuer.
Voil`a donc deux tendances bien d'ecid'ement oppos'ees; le d'esaccord est flagrant et il s’aggrave tous les jours. D’un c^ot'e vous avez les souverains, les cabinets de l’Allemagne avec leur politique s'erieuse et r'efl'echie, avec leur direction d'etermin'ee, et d’autre part un autre souverain de l’'epoque — l’opinion, qui s’en va o`u les vents et les flots la poussent.
Monsieur, permettez-moi de m’adresser `a votre patriotisme et `a vos lumi`eres: que pensez-vous d’un pareil 'etat de choses? Quelles cons'equences en attendez-vous pour les int'er^ets, pour l’avenir de votre patrie? Car, comprenez-moi bien, ce n’est que de l’Allemagne qu’il s’agit en ce moment… Mon Dieu, si l’on pouvait se douter, parmi vous, combien peu la Russie est atteinte par toutes ces violences dirig'ees contre elle, peut-^etre cela ferait r'efl'echir jusqu’`a ses ennemis les plus acharn'es…