Depuis lors, et `a travers toutes ses m'etamorphoses, la R'evolution est rest'ee cons'equente `a sa nature, et peut-^etre `a aucun moment de sa dur'ee ne s’est-elle sentie plus elle-m^eme, plus intimement anti-chr'etienne que dans le moment actuel, o`u elle vient d’adopter le mot d’ordre du christianisme: la fraternit'e. C’est m^eme l`a ce qui pourrait faire croire qu’elle touche `a son apog'ee. En effet, `a entendre toutes ces d'eclamations na"ivement blasph'ematoires qui sont devenues comme la langue officielle de l’'epoque, qui ne croirait que la nouvelle R'epublique Francaise n’a 'et'e unie au monde que pour accomplir la loi de l’Evangile? C’est bien l`a aussi la mission que les pouvoirs qu’elle a cr'e'es se sont solennellement attribu'ee, sauf toutefois un amendement que la R'evolution s’est r'eserv'e d’y introduire, c’est qu’`a l’esprit d’humilit'e et de renoncement `a soi-m^eme qui est tout le fond du christianisme, elle entend substituer l’esprit d’orgueil et de pr'epotence, `a la charit'e libre et volontaire, la charit'e forc'ee, et qu’`a la place d’une fraternit'e pr^ech'ee et accept'ee au nom de Dieu, elle pr'etend 'etablir une fraternit'e impos'ee par la crainte du peuple-souverain. A ces diff'erences pr`es, son r`egne promet en effet d’^etre celui du Christ.
Et qu’on ne se laisse pas induire en erreur par cette esp`ece de bienveillance d'edaigneuse que les nouveaux pouvoirs ont jusqu’ici t'emoign'ee `a l’Eglise catholique et `a ses ministres. Ceci est peut-^etre le sympt^ome le plus grave de la situation et l’indice le plus certain de la toute-puissance que la R'evolution a obtenue. Pourquoi, en effet, la R'evolution se montrerait-elle r'ebarbative envers un clerg'e, envers des pr^etres chr'etiens qui, non contents de la subir, l’acceptent et l’adoptent, qui pour la conjurer glorifient toutes ses violences et qui, sans y croire, s’associent `a tous ses mensonges? Si dans une pareille conduite il n’y avait que du calcul, ce calcul d'ej`a serait de l’apostasie; mais s’il y entre de la conviction, c’en est une bien plus grande encore.
Et cependant il est `a pr'evoir que les pers'ecutions ne manqueront pas; car le jour o`u la limite des concessions sera atteinte, le jour o`u l’Eglise catholique croira devoir r'esister, on verra qu’elle ne pourra le faire qu’en r'etrogradant jusqu’au martyre. On peut s’en fier `a la R'evolution: elle se montrera en toutes choses fid`ele `a elle-m^eme et cons'equente jusqu’au bout.
L’explosion de F'evrier a rendu ce grand service au monde, c’est qu’elle a fait crouler jusqu’`a terre tout l’'echafaudage des illusions dont on avait masqu'e la realit'e. Les moins intelligents doivent avoir compris maintenant que l’histoire de l’Europe depuis trente-trois ans n’a 'et'e qu’une longue mystification. En effet, de quelle lumi`ere inexorable tout ce pass'e, si r'ecent et d'ej`a si loin de nous, ne s’est-il pas tout `a coup illumin'e? Qui, par exemple, ne comprend pas maintenant tout ce qu’il y avait de ridicule pr'etention dans cette sagesse du si`ecle qui s’'etait b'eatement persuad'ee qu’elle avait r'eussi `a dompter la R'evolution par l’exorcisme constitutionnel, `a lier sa terrible 'energie par une formule de l'egalit'e? Qui pourrait douter encore, apr`es ce qui s’est pass'e, que du moment o`u le principe r'evolutionnaire est entr'e dans le sang d’une soci'et'e, tous ses proc'ed'es, toutes ses formules de transactions ne sont plus que des narcotiques qui peuvent bien momentan'ement endormir le malade, mais qui n’emp^echent pas le mal de poursuive son cours?
Et voil`a pourquoi, apr`es avoir d'evor'e la Restauration qui lui 'etait personnellement odieuse comme un dernier d'ebris de l’autorit'e l'egitime en France, la R'evolution n’a pas mieux support'e cet autre pouvoir, n'e d’elle-m^eme, qu’elle avait bien accept'e en 1830 pour lui servir de comp`ere vis-`a-vis de l’Europe, mais qu’elle a bris'e le jour o`u, au lieu de la servir, ce pouvoir s’est avis'e de se croire son ma^itre.
A cette occasion, qu’il me soit permis de faire une r'eflexion. Comment ce fait-il que parmi tous les souverains de l’Europe, aussi bien que parmi les hommes politiques qui l’ont dirig'ee dans ces derniers temps, il n’y en a eu qu’un seul qui de prime abord ait reconnu et signal'e la grande illusion de 1830 et qui depuis, seul en Europe, seul peut-^etre au milieu de son entourage, ait constamment refus'e `a s’en laisser envahir? C’est que cette fois-ci il y avait heureusement sur le tr^one de Russie un Souverain en qui la pens'ee russe s’est incarn'ee, et que dans l’'etat actuel du monde la pens'ee russe est la seule qui soit plac'ee assez en dehors du milieu r'evolutionnaire pour pouvoir appr'ecier sainement les faits qui s’y produisent.