«Communes rurales russes et r'epublique, villages slaves et institutions sociales». Ces mots, ainsi accoupl'es, r'esonnent sans doute d'une mani`ere bizarre aux oreilles des lecteurs de Haxthausen. Beaucoup, j'en suis s^ur, demanderont si l'agronome westphalien 'etait dans son bon sens; et pourtant Haxthausen a parfaitement raison; l'organisation sociale des communes rurales en Russie est une v'erit'e tout aussi grande que la puissante organisation slave du syst`eme politique. Cela est 'etrange!.. Mais n'est-il pas encore plus 'etrange, qu'`a c^ot'e des fronti`eres europ'eennes un Peuple ait v'ecu pendant mille ans, qui compte aujourd'hui cinquante millions d'^ames, et qu'au milieu du dix-neuvi`eme si`ecle sa mani`ere de vivre soit pour l'Europe une nouveaut'e inou"ie?
La commune rurale russe subsiste de temps imm'emorial, et les formes s'en retrouvent assez semblables chez toutes les tribus slaves. L`a, ou elle n'existe pas, c'est qu'elle a succomb'e sous l'influence germanique. Chez les Serbes, les Bulgares et les Mont'en'egrins, elle s'est conserv'ee plus pure encore qu'en Russie. La commune rurale repr'esente pour ainsi dire l'unit'e sociale, une personne morale, l'Etat n'a jamais d^u aller au-del`a; elle est le propri'etaire, la personne `a imposer; elle est responsable pour tous et chacun, et par suite autonome en tout ce qui concerne ses affaires int'erieures.
Son principe 'economique est l'antith`ese parfaite de la c'el`ebre proposition de Malthus: elle laisse chacun sans exception prendre place `a sa table. La terre appartient `a la commune et non `a ses membres en particulier; `a ceux-ci appartient le droit inviolable d'avoir autant de terre que chaque autre membre en poss`ede au dedans de la m^eme commune; cette terre lui est donn'ee, comme possession sa vie durant; il ne peut et n'a pas besoin non plus de la l'eguer par h'eritage. Son fils, aussit^ot qu'il a atteint l'^age d'homme, a le droit, m^eme du vivant de son p`ere, de r'eclamer de la commune une portion de terre. Si le p`ere a beaucoup d'enfants, tant mieux, car ils recoivent de la commune une portion de terre d'autant plus grande; `a la mort de chacun des membres de la famille, la terre revient `a la commune.
Il arrive fr'equemment, que des vieillards tr`es ^ag'es rendent leur terre et acqui`erent par l`a le droit de ne point payer d'imp^ots. Un paysan, qui quitte pour quelque temps sa commune, ne perd pas pour cela ses droits sur la terre; ce n'est que par l'exil qu'on peut la lui retirer, et la commune ne peut prendre part `a une d'ecision de cette sorte que par un vote unanime; elle n'a cependant recours `a ce moyen que dans les cas extr^emes. Enfin, un paysan perd aussi ce droit dans le cas o`u, sur sa demande, il est affranchi de l'union communale. Il est alors autoris'e seulement `a prendre avec lui son bien mobilier, rarement lui permet-on de disposer de sa maison ou de la transporter. De cette sorte, le prol'etariat rural est chose impossible.
Chacun de ceux qui poss`edent une terre, dans la commune, c'est-`a-dire chaque individu majeur et impos'e, a voix dans les int'er^ets de la commune. Le pr'esident et ses adjoints sont choisis dans une assembl'ee g'en'erale. On proc`ede de m^eme pour d'ecider les proc`es entre les diff'erentes communes, pour partager la terre et r'epartir les imp^ots. (Car c'est essentiellement la terre qui paie et non la personne. Le gouvernement compte seulement les t^etes; la commune compl`ete le d'eficit de ses imp^ots par t^etes au moyen d'une r'epartition particuli`ere, et prend pour unit'e le travailleur actif, c'est-`a-dire le travailleur qui a une terre `a son usage.)
Le pr'esident a une grande autorit'e sur chaque membre, mais non sur la commune; pour peu que celle-ci soit unie, elle peut tr`es bien contrebalancer le pouvoir du pr'esident, l'obliger m^eme `a renoncer `a sa place, s'il ne veut pas se plier `a leurs;voeux. Le cercle de son activit'e est d'ailleurs enti`erement administratif; toutes les questions qui vont au-del`a d'une simple police, sont r'esolues, ou d'apr`es les coutumes en vigueur, ou par le conseil des Anciens, ou enfin par l'Assembl'ee g'en'erale. Haxthausen a commis ici une grande erreur en disant que le pr'esident administre despotiquement la commune. Il ne peut agir despotiquement que si toute la commune est pour lui.
Cette erreur a conduit Haxthausen `a voir dans le pr'esident de la commune l'image de l'autorit'e imp'eriale. L'autorit'e imp'eriale, r'esultat de la centralisation moscovite et de la r'eforme de P'etersbourg, n'a pas de contre-poids, tandis que l'autorit'e du pr'esident, comme avant la p'eriode moscovite, d'epend de la commune.