Mais ce n’est pas avec une loi, et par un mouvement d’enthousiasme, qu’un peuple ou un individu peut renoncer à une ancienne habitude. À la chute de la Terreur, on vit les Français revenir avec fureur aux plaisirs de société[126]
. Ce fut dans les salons de Barras que Bonaparte entrevit pour la première fois les plaisirs délicats et enchanteurs que peut donner une société perfectionnée. Mais, comme cet esclave qui se présentait au marché d’Athènes chargé de pièces d’or et sans monnaie de cuivre, son esprit était d’une nature trop élevée, son imagination trop enflammée et trop rapide pour qu’il pût jamais avoir des succès dans un salon. D’ailleurs il y arrivait à 26 ans, avec un caractère formé et inflexible.À son retour d’Égypte dans les premiers moments, la cour des Tuileries fut une soirée de
Bonaparte vit deux choses: que s’il voulait être roi, il fallait une cour pour séduire ce faible peuple français sur lequel ce mot cour est tout puissant. Il se vit dans la main des militaires. Une conspiration des gardes prétoriennes pouvait le jeter du trône à la mort[128]
. Un entourage de préfets du palais, de chambellans, d’écuyers, de ministres, de dames du palais imposait aux généraux de la garde, qui, eux aussi, étaient français et avaient un respect inné pour le mot cour.Mais le despote était soupçonneux; son ministre Fouché avait des espions jusque parmi les maréchales. L’empereur avait cinq polices différentes[129]
qui se contrôlaient l’une l’autre. Un mot qui s’écartait de l’adoration, je ne dirai pas pour le despote, mais pour le despotisme, perdait à jamais.Il avait excité au plus haut degré l’ambition de chacun. Pour un roi qui avait été lieutenant d’artillerie, et avec des maréchaux qui avaient commencé par être ménétriers de campagne ou maîtres d’armes[130]
, il n’était pas d’auditeur qui ne voulût devenir ministre[131], pas de sous-lieutenant qui n’aspirât à l’épée de connétable. Enfin l’empereur voulut marier sa cour en deux ans. Rien ne rend plus esclave[132]; et, cela fait, il voulut des mœurs. La police intervint d’une façon grossière dans le malheur d’une pauvre dame de la cour[133]. Enfin cette cour se composait de généraux ou de jeunes gens qui n’avaient jamais vu la politesse, dont le règne tomba en 1789[134].Il n’en fallait pas tant pour empêcher la renaissance de l’esprit de société. Il n’y eut plus de société. Chacun se renferma dans son ménage; ce fut une époque de vertu conjugale.
Un général de mes amis voulait donner un dîner de vingt couverts. Il va chez Véry du Palais Royal. Ses ordres écoutés, Véry lui dit: «Vous savez sans doute, mon général, que je suis obligé de donner avis de votre dîner à la police, pour qu’elle y ait quelqu’un.» Le général est fort étonné et encore plus fâché. Le soir, trouvant le duc d’Otrante à un conseil chez l’empereur, il lui dit: «Parbleu, il est bien fort que je ne puisse pas donner un dîner de vingt personnes sans admettre un de vos gens!» Le ministre s’excuse, mais ne se relâche point de la condition nécessaire; le général s’indigne. Enfin Fouché lui dit, comme par inspiration: «Mais, voyons votre liste.» Le général la lui donne. À peine le ministre est-il au tiers des noms, qu’il se met à sourire, et lui rendant la liste: «Il n’est pas besoin que vous invitiez d’inconnus.» Et les vingt invités étaient tous de grands personnages!
Après l’esprit public, ce que le monarque abhorrait le plus, c’était l’esprit de société. Il proscrivit en furieux l’
Chez un peuple spirituel, où l’on sacrifie gaiement sa fortune au plaisir de dire un bon mot, chaque mois voyait éclore quelque trait malin: cela le désolait. Quelquefois le courage allait jusqu’à la chanson; alors il était sombre pour huit jours et maltraitait les chefs de ses polices[136]
. Ce qui envenimait ce chagrin, c’est qu’il se trouvait fort sensible au plaisir d’avoir une cour.