Vers la fin de son règne, l’empereur tenait souvent conseil des ministres ou conseil de cabinet, auquel on appelait quelques sénateurs et quelques conseillers d’État. On agitait là les affaires que l’on ne peut pas confier à cinquante personnes. C’était le vrai Conseil d’État. Ces conseils seraient tout, si on pouvait y faire entrer l’indépendance, je ne dis pas à l’égard du maître, mais à l’égard des ministres influents. Qui aurait osé dire devant le comte Montalivet que l’administration intérieure déclinait tous les jours? que, chaque jour, l’on perdait quelqu’un des bienfaits de la Révolution?
De la suppression de la conversation, il résultait que l’empereur avait quelquefois besoin d’épanchement, surtout la nuit. Il allait à la chasse des idées. Il lui en venait alors, que la méditation ne lui eût pas données. En satisfaisant ce goût, il sondait la personne à qui il parlait; ou pour mieux dire, le lendemain, le politique se rappelait de ce que le philosophe avait entendu la veille. Ainsi, un jour, à deux heures, du matin, il dit à un de ses officiers: «Qu’arrivera-t-il après moi en France?» — «Sire, votre successeur, qui aura peur avec raison d’être écrasé de votre gloire, cherchera à faire ressortir les défauts de votre administration. On déclarera un déficit pour les 15 ou 20 millions que vous ne voulez pas que votre ministre de l’administration de la guerre paye aux malheureux marchands de Lodève, etc., etc.» L’empereur discutait tout cela comme le philosophe le plus franc, le plus simple et l’on peut ajouter, le plus profond et le plus aimable. Deux mois après, on discutait dans un conseil de cabinet une réclamation de fournisseurs. L’officier, avec qui il avait discuté l’avenir un mois auparavant, parlait: «Oh! pour vous, interrompit l’empereur, je sais que vous êtes l’ami des fournisseurs.» Il n y avait rien de plus faux.
Chapitre LII
De la Cour
En 1785, il y avait
Sans que l’on s’en doutât, cette extrême politesse avait entièrement détruit l’énergie dans les classes riches de la nation. Il restait ce courage personnel qui a sa source dans l’extrême vanité, que la politesse tend à irriter et à agrandir sans cesse dans les cœurs.
Voilà ce qu’était la France quand la belle Marie-Antoinette, voulant se donner les plaisirs d’une jolie femme, fit de la cour une société. L’on n’était plus bien reçu à Versailles, parce qu’on était duc et pair, mais parce que Mme
de Polignac daignait vous trouver agréable[117]. Il se trouva que le roi et la reine manquaient d’esprit. Le roi, de plus, n’avait pas de caractère; et ainsi, accessible à tous les donneurs d’avis[118], il ne sut pas se jeter dans les bras d’un premier ministre ou se placer sur le char de l’opinion publique[119]. Depuis longtemps il n’était guère profitable d’aller à la cour, mais les premières réformes de M. de Necker tombant sur les amis de la reine[120] rendirent cette vérité frappante pour tous les yeux. Dès lors il n’y eut plus de cour[121].La Révolution commença par l’enthousiasme des belles âmes de toutes les classes. Le côté droit de l’Assemblée Constituante présenta une résistance inopportune; il fallut de l’énergie pour la vaincre: c’était appeler sur le champ de bataille tous les jeunes gens de la classe moyenne qui n’avaient pas été étiolés par la politesse excessive[122]
. Tous les rois de l’Europe se liguèrent contre le jacobinisme. Alors nous eûmes l’élan sublime de 1792. Il fallut un surcroît d’énergie et des hommes d’une classe encore moins élevée où de très jeunes gens se trouvèrent à la tête de toutes les affaires[123]. Nos plus grands généraux sortirent du rang des soldats pour commander, comme en se jouant, des armées de 100.000 hommes[124]. À ce moment, le plus grand des annales de la France, la politesse fut proscrite par des lois. Tout ce qui avait de la politesse devint justement suspect à un peuple enveloppé de traîtres et de trahisons, et l’on voit qu’il n’avait pas tant de torts de penser à la contre-révolution[125].