Les règlements de la Légion d’Honneur étaient la seule religion des Français; ils étaient respectés également par le souverain comme par les sujets. Jamais, depuis les couronnes de chêne des anciens Romains, une récompense publique n’avait été distribuée avec autant de sagacité et n’avait compté parmi ses membres une aussi grande proportion de gens de mérite. Tous les hommes qui s’étaient rendus utiles à la patrie avaient la croix. Dans les commencements, elle avait été un peu prodiguée, mais, par la suite, à peine cet ordre comptait-il parmi ses membres un dixième de gens sans mérite[112]
.Chapitre LI
Du Conseil d’État
La plupart des décrets organiques autres que de personnel, étaient renvoyés au Conseil d’État. Aucun souverain ne pourra de longtemps en avoir de pareil. Napoléon avait hérité de tous les gens à talent formés par la Révolution. Il n’y avait d’exception que pour un très petit nombre qui avait trop marqué dans une partie. Par mépris pour les hommes, indifférence pour les choix et laisser-aller aux circonstances, il avait enterré dans le Sénat plusieurs hommes dont la probité ou les talents eussent été plus utiles au Conseil d’État. Tels étaient le général Canclaux, MM. Boissy d’Anglas, le comte de Lapparent, Rœderer, Garnier, Chaptal, François de Neuchateau, Sémonville. Le comte Sieyès, Volney, Languinais avaient trop marqué par des opinions libérales et dangereuses. Volney, le jour du Concordat, lui avait prédit tous les chagrins que lui donnerait le pape.
À ces hommes près, le Conseil d’État était ce qu’il y avait de mieux dans les circonstances.
Il était divisé en cinq sections:
• de Législation,
• de l’Intérieur,
• des Finances,
• de la Guerre,
• de la Marine.
Le ministre de la guerre présentait-il un décret, l’organisation des Invalides par exemple, l’empereur le renvoyait à la section de la guerre qui ne demandait pas mieux que de trouver des torts au ministre.
Les décrets renvoyés étaient discutés dans la section qu’ils concernaient par six conseillers d’État et quatre maîtres des requêtes. Il y avait sept à huit auditeurs. La section faisait un projet qu’on imprimait à mi-marge avec celui du ministre; on distribuait la feuille imprimée aux quatre conseillers d’État, et les deux projets étaient discutés à une séance présidée par l’empereur ou par l’archichancelier Cambacérès. Très souvent on renvoyait de nouveau le décret à la section et il y avait quatre ou cinq rédactions différentes imprimées et distribuées avant que l’empereur ne se déterminât à signer.
Voilà une invention excellente que l’empereur a portée dans le despotisme. Voilà un digne pouvoir qu’un ministre qui sait son affaire ne manque pas d’acquérir par un souverain faible ou, du moins, qui ne sait l’affaire qu’à demi.
Les séances du Conseil d’État étaient brillantes pour l’empereur. Il est impossible d’avoir plus d’esprit. Dans les affaires les plus étrangères à son métier de général, dans les discussions sur le Code civil par exemple, il étonnait toujours. C’était une sagacité merveilleuse, infinie, étincelant d’esprit, saisissant, créant dans toutes questions des rapports inaperçus ou nouveaux; abondant en images vives, pittoresques, en expressions animées, et pour ainsi dire,
Ce qu’il y avait de charmant, c’était sa franchise, sa bonhomie. Il disait un jour qu’on discutait une affaire qu’il avait avec le pape: «Cela vous est bien aisé à dire à vous; mais si le pape me disait: «Cette nuit l’ange Gabriel m’est apparu et m’a dit telle chose», je suis obligé de la croire.»
Il y avait au Conseil d’État des têtes du Midi qui s’animaient, allaient fort loin, et souvent ne se payaient pas de mauvaises raisons: le comte Bérenger par exemple. L’empereur n’en gardait aucune rancune; au contraire souvent il les animait à parler: «Hé bien, baron Louis, qu’avez-vous à dire là-dessus?» Son bon sens corrigeait à tous moments les vieilles absurdités admises par prescription dans les peines. Il était excellent, critiquant la jurisprudence contre le vieux comte Treillard. Plusieurs des plus sages dispositions du Code civil viennent de Napoléon, particulièrement dans le titre du mariage[113]
. Les séances du Conseil étaient une partie de plaisir.Cambacérès le présidait sous lui et en son absence. Il y montrait un talent supérieur, une raison profonde. Il résumait fort bien. Il calmait les amours-propres et rappelant chaque tort, opinant à la sagesse, savait tirer de lui des lumières qu’il pourrait donner à la question. [C’est au Conseil d’État] qu’on doit l’admirable administration de la France, cette administration que malgré les habitudes rompues, la Belgique, l’Italie et les provinces du Rhin regrettent encore.