Les chevaux avaient été débarqués un peu plus bas, sur le rivage. On quitta le bivouac et Napoléon avec son état-major allèrent à pied au lieu où ils étaient. L’empereur marchait seul, interrogeant quelques paysans qu’il rencontra. Jermanowski et les généraux suivaient, portant leurs selles. Quand on fut arrivé aux chevaux, le grand maréchal Bertrand refusa d’en prendre un; il dit qu’il marcherait à pied. Drouot en fit autant[214]
. Cambronne et Molat montèrent à cheval. L’empereur donna au colonel Jermanowski une poignée de napoléons en lui disant de se procurer quelques chevaux de paysans. Le colonel donnant aux paysans tout ce qu’ils demandaient, en acheta quinze. On les attela à trois pièces de canon amenées de l’île d’Elbe et à un canon que la princesse Pauline avait donné à son frère. On vint annoncer le mauvais succès d’Antibes. «Nous avons mal commencé, dit l’empereur, nous n’avons maintenant rien de mieux à faire que de marcher aussi vite que nous pourrons et de gagner les passages des montagnes avant que la nouvelle de notre débarquement y soit arrivée.» La lune se leva et Napoléon avec sa petite armée se mit en marche à onze heures du soir. On marcha toute la nuit. Les paysans des villages à travers lesquels on passait, ne disaient rien; ils levaient les épaules et branlaient la tête quand on leur disait que l’empereur était de retour. À Grasse, ville de 6.000 âmes, que l’empereur traversa, on croyait que des pirates avaient débarqué et tout était en alarmes. Les boutiques et les fenêtres étaient fermées et la foule qui s’était rassemblée dans les rues, nonobstant la cocarde nationale et les cris deDepuis ce moment[215]
les paysans se montrèrent satisfaits que Napoléon eût débarqué et sa marche fut plutôt un triomphe qu’une invasion. On laissa à Grasse les canons et la voiture et comme les routes furent fort mauvaises dans le cours de cette première marche qui fut de vingt-cinq lieues, Napoléon marchait fréquemment à pied au milieu de ses grenadiers. Lorsqu’ils se plaignaient de leurs fatigues, il les appelaitÀ Digne, les proclamations[216]
à l’armée, au peuple français furent imprimées et répandues dans le Dauphiné avec tant de rapidité que sur sa route, Napoléon trouva les villes et les villages prêts à le recevoir. Jusqu’à ce moment cependant, il n’avait été joint que par un seul soldat. Ce soldat fut rencontré sur la route par le colonel Jermanowski qui entreprit d’en faire un prosélyte. Comme le colonel lui disait que l’empereur allait arriver, le soldat se mit à rire de tout son cœur: «Bon, dit-il, j’aurai quelque chose à dire ce soir à la maison.» Le colonel eut beaucoup de peine à lui persuader qu’il ne voulait pas rire; alors le soldat lui dit: «Où comptez-vous dormir cette nuit?» et en apprenant le nom du village: «Hé bien! dit-il, ma mère habite à trois lieues d’ici, je m’en vais lui dire adieu et je serai avec vous ce soir.» Le soir en effet le grenadier frappa sur l’épaule du colonel et ne fut content que quand celui-ci eut promis qu’ildirait à l’empereur que Melon le grenadier était venu partager la fortune de son ancien maître.Le 5, Napoléon passa la nuit à Gap où il fut gardé seulement par dix cavaliers et quarante grenadiers. Le général Cambronne occupa le même jour avec quarante grenadiers le pont et l’ancienne forteresse de Sisteron[217]
; mais Melon était toujours la seule recrue qu’on eût faite, de sorte qu’à Saint-Bonnet et dans d’autres villages, les habitants voulaient sonner le tocsin et se lever en masse pour accompagner la petite armée. Ils obstruaient les routes et souvent empêchaient la marche pour voir et toucher l’empereur qui quelquefois marchait à pied.