Le vent augmenta pendant la nuit du 27, et le 28 février[209]
, à la pointe du jour, on aperçut les côtes de Provence. On avait en vue un vaisseau de 74, faisant voile apparemment pour la Sardaigne[210]. Le colonel Jermanowski dit que, jusqu’à ce moment, on croyait généralement sur la flottille qu’on allait à Naples. Beaucoup de questions furent faites par les soldats aux officiers, et même par les officiers à l’empereur qui ne répondait pas. À la fin, il dit en souriant: «Eh bien, c’est la France!» À ce mot tout le monde l’entoura pour savoir ses ordres. La première mesure qu’il prit fut d’ordonner à deux ou trois commissaires de sa petite armée de préparer leurs plumes et leur papier. Ils écrivirent sous sa dictée les proclamations à l’armée et aux Français. Quand elles furent écrites, on les lut tout haut. Napoléon fit plusieurs corrections. Il se les fit relire de nouveau et les corrigea encore; enfin après dix révisions au moins, il dit: «Cela va bien, faites-en des copies.» À cette parole, tous les soldats et les matelots qui savaient écrire se couchèrent sur le pont. On leur distribua du papier, et ils eurent bientôt fait un nombre de proclamations suffisant pour qu’elles pussent être publiées au moment du débarquement. On s’occupa ensuite de faire des cocardes tricolores. On n’eut qu’à couper le bord extérieur de la cocarde de l’île d’Elbe. D’abord, à l’arrivée dans l’île, la cocarde de l’empereur avait été encore plus semblable à la française. Il la changea dans la suite, pour ne pas éveiller le soupçon. Durant ces divers arrangements, et en général, pendant toute la dernière partie du voyage, les officiers, les soldats et les marins entouraient Napoléon qui dormait peu et se tenait presque toujours sur le pont. Couchés, assis, debout, ou errant familièrement autour de lui, ils avaient besoin de lui parler. Ils lui faisaient des questions continuelles auxquelles il répondait sans le plus petit signe d’impatience, quoique plusieurs ne fussent pas peu indiscrètes. Ils voulaient savoir son opinion sur plusieurs grands personnages vivants, sur des rois, des maréchaux, des ministres d’autrefois. Ils entreprenaient de discuter avec lui des passages connus[211] de ses propres campagnes, et même de sa politique intérieure. Il savait satisfaire ou élucider leur curiosité et souvent entrait dans de grands détails sur sa propre conduite et sur celle de ses ennemis. Soit qu’il examinât les titres de gloire de ses contemporains, soit qu’il rappelât les faits militaires des temps anciens et modernes, toutes ses réponses étaient d’un ton d’aisance[212], de noble familiarité et de franchise qui ravissait les soldats. «Chaque mot, disait le colonel Jermanowski, nous semblait digne d’être conservé pour la postérité.» L’empereur parlait sans détour de son entreprise actuelle, des difficultés qu’elle présentait et de ses espérances. «Dans les cas comme celui-ci, il faut penser lentement, mais agir avec célérité. J’ai longtemps pesé cette idée, je l’ai considérée avec toute l’attention dont je suis capable. Je n’ai pas besoin de vous parler de la gloire immortelle et des avantages que nous acquerrons si le succès couronne notre entreprise. Si nous échouons, ce n’est pas à des militaires qui, depuis leur enfance, ont bravé la mort sous tant de formes et dans tant de climats, que je chercherai à déguiser le sort qui nous attend. Nous le connaissons et nous le méprisons.»Telles sont à peu près les dernières paroles qu’il prononça avant que sa petite flotte jetât l’ancre dans le golfe de Juan. Ces derniers mots eurent l’air un peu plus soignés. Ce fut comme une espèce d’adresse adressée à ses compagnons, auxquels peut-être il n’aurait plus le temps de parler au milieu des hasards qu’on allait rencontrer.
Le 28 février, Antibes fut en vue depuis midi, et le 1er mars, à trois heures, la flottille jeta l’ancre dans la baie. Un capitaine et vingt-cinq hommes furent envoyés pour s’emparer des batteries qui pouvaient dominer le point du débarquement. Cet officier voyant qu’il n’y avait pas de batterie, prit sur lui de marcher sur Antibes. Il y entra et fut fait prisonnier. À cinq heures du soir les troupes prirent terre sur la côte voisine de Cannes. L’empereur fut le dernier à quitter le brick. Il prit quelque repos dans un bivouac qu’on lui prépara au milieu d’une petite prairie environnée d’oliviers, près de la mer. Les paysans montrent aujourd’hui aux étrangers la petite table sur laquelle il prit son repas[213]
.L’empereur appela Jermanowski et lui demanda s’il savait combien on avait emmené de chevaux de l’île d’Elbe. Le colonel lui répondit qu’il n’en savait rien; que pour lui, il n’en avait pas embarqué un seul. «Fort bien, dit Napoléon; j’ai amené quatre chevaux; divisons-les. Je crois que j’en dois avoir un. Comme vous commandez ma cavalerie, vous aurez le second. Bertrand, Drouot et Cambronne auront les deux autres.»