J’avais menti à pas mal de personnes au cours de mon existence, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Il y avait des vérités sur moi que je n’aimais pas partager, si bien que je les modifiais assez souvent en les racontant. Je ne me considérais pas pour autant comme un menteur particulièrement doué, ce qui était dommage, parce qu’il allait falloir que je le devienne. Notre avenir dépendait du mensonge qu’il fallait que je dise, que je joue à chaque moment de la journée et, dans l’idéal, de la nuit.
Vox progressait vers l’Antarctique à un rythme régulier et assez rapide, du moins à ce qui me semblait, pour une île flottante peuplée de quelques milliers d’âmes. Je suis monté deux fois de plus au sommet des hautes tours de Vox pour discuter avec Allison de ce dont nous ne pouvions parler en bas, et j’ai vu chaque fois la même chose : un paysage dévasté au milieu d’une mer décolorée. Les jours se sont allongés – c’était l’été, sous ces latitudes –, mais le soleil restait collé à l’horizon comme s’il avait peur de s’en détacher. Pour autant que nous le sachions, Allison, moi et les autres, Vox était le dernier endroit sur Terre encore habité par des humains. Je n’en ai pas parlé avec Allison, mais peut-être nous sentir seuls au monde nous a-t-il rapprochés aussi.
J’ai commencé à apprendre à m’orienter dans les passages et passerelles de la ville. Les Voxais donnaient des noms bizarres aux espaces publics et privés, mais j’ai fini par reconnaître les signes qui distinguaient les demeures des dortoirs et les dortoirs des lieux de réunion. J’ai même retenu quelques mots de la langue, suffisamment pour me faire comprendre dans les marchés locaux, même si, pour acheter quelque chose – un aliment, par exemple, ou un des colliers en cuivre que les hommes portaient comme ornement – je ne pouvais pas conclure sans Oscar la transaction dans l’espace-Réseau. Je me suis fait couper les cheveux à la voxaise et n’ai pas tardé à pouvoir passer, de loin, pour un autochtone (du moins d’après Allison). De près, bien entendu, jamais un citoyen relié au Réseau ne m’aurait cru normal.
C’était valable dans l’autre sens : de loin, Vox ressemblait à n’importe quelle communauté peuplée d’hommes et de femmes qui travaillaient, élevaient leurs enfants et faisaient tout ce à quoi on pouvait s’attendre de la part d’humains. Mais en se mêlant à ces gens, on sentait le Réseau passer comme une rivière derrière leurs yeux. Les enthousiasmes et les déceptions les influençaient tous en même temps, comme le vent qui peigne un champ de blé. Et au fil des jours, ce vent invisible forcissait et devenait gênant.
Je savais ce qu’Allison voulait de moi. Et aussi que c’était peut-être notre seule chance de survie. Mais le plus difficile a été de cacher la peur que cela m’inspirait : la peur de ce que j’aurais à faire et de ce que cela me coûterait.
2
Jamais Oscar ne se fierait à Allison. Il la considérait comme une traîtresse et ne le cachait pas. Mais Oscar était l’administrateur à qui on nous avait confiés et, pour le succès de notre plan, il fallait qu’il fasse au moins un peu confiance à l’un de nous deux. Je me suis donc chargé de cultiver cette confiance. J’ai commencé par lui demander son avis même quand Allison avait déjà donné son opinion. Je suis allé l’interroger sur les manuels d’histoire que je lisais. Je gardais mes distances et me montrais un peu sceptique, comme il s’y attendait, mais étant donné qu’il avait très envie de se faire bien voir, il ne m’a fallu qu’un remerciement ici ou là pour lui donner espoir. Je pense qu’il croyait pouvoir finir par arriver à me convertir à la cause de Vox, quelle que puisse être ou devenir celle-ci.
Dans ce duel, Oscar avait comme avantage les yeux omniprésents et la puissance de calcul du Réseau. Le mien consistait à n’être ni relié au Réseau, ni natif de Vox, ce qui me rendait un peu énigmatique. La première fois que j’ai demandé à voir Isaac Dvali, Oscar a ainsi été surpris mais coopératif. Et quand j’ai insisté pour qu’Allison m’accompagne, il a grincé des dents mais accepté.
Il se trouvait qu’on soignait Isaac dans un service situé à quelques couloirs seulement des chambres que je partageais avec Allison. Oscar nous a escortés là-bas en ignorant les regards en coin décochés par les ouvriers médicaux à notre passage. Une fois encore, il m’a prévenu qu’Isaac avait été gravement blessé et que le voir pourrait me faire un choc.
« J’ai pas mal roulé ma bosse, lui ai-je répondu. Je ne suis pas facile à choquer. »
J’avais parlé trop vite, en l’occurrence.
Isaac n’était pas sous surveillance, mais Oscar dut consulter et amadouer une partie du personnel médical qui s’occupait de lui en permanence pour qu’on nous laisse enfin entrer dans la chambre où il gisait entouré de machines qui le gardaient en vie.