La décennie relativement paisible qui avait suivi l’arrivée des femmes kroptes dans les quartiers deks n’avait engendré que des scènes de jalousie ou des querelles de voisinage vite résorbées. Une cinquantaine d’épouses ou de ventres-secs, se sachant stériles ou trop âgées pour enfanter, avaient décidé de rendre un peu plus supportable l’existence des quatre mille deks restés célibataires. Leurs cabines restaient ouvertes à toute heure pour recevoir les hommes en mal d’affection, pour les soulager de leurs misères morales et de leurs désirs physiques. Elles avaient ainsi réussi à désamorcer les tensions entre les minoritaires élus par une femme et la majorité des laissés-pour-compte. La population des quartiers, consciente de l’importance et de l’ingratitude de leur rôle, vouait un immense respect à cette poignée de femmes. Elles étaient devenues, davantage que de simples prostituées, des prêtresses de l’amour, des consolatrices, des puits de tendresse, des maîtresses et des mères universelles. Elles y avaient gagné un titre, les « mathelles », du nom de la sixième femme d’Eulan Kropt, Mathella, la vestale qui avait rompu ses vœux de chasteté pour donner un fils au prophète. Aucune décision ne se prenait sans qu’elles fussent au préalable consultées et leurs conseils faisaient souvent office de sentences. Pendant dix ans, elles étaient parvenues à préserver un fragile équilibre à nouveau menacé par les premières défaillances du vaisseau.
On entra dans une période de deuil. Les coursives résonnaient des cris des mères effondrées devant le corps de leur enfant, des gémissements des épouses ayant perdu leur mari, des lamentations rageuses des hommes pleurant une femme ou un ami. Et la faim, cette faim terrible qui creusait les ventres et ranimait les vieux démons, se répandit tel un venin dans les coursives et les cabines.
« Tu devrais monter dans les niveaux, dit Ellula. Nous n’avons rien mangé depuis trois jours. »
Abzalon reposa délicatement sa fille sur le plancher. Âgée de sept ans, Djema avait hérité de la beauté de sa mère et du caractère taciturne de son père. Elle ne s’exprimait que rarement et toujours pour prononcer des paroles déroutantes, énigmatiques, d’un ton étrangement grave. Indépendante, elle s’absentait parfois pendant des heures et revenait à l’appartement de la coursive basse sans daigner fournir d’explication, posant sur ses parents un regard franc, clair, qui les dissuadait de lui adresser le moindre reproche. Même si le sentiment d’inquiétude ne les quittait jamais, ils avaient fini par s’accoutumer à ses fréquentes disparitions. Laslo et Pœz, les deux fils de Lœllo, venaient de temps à autre l’inviter à leurs jeux, mais elle déclinait invariablement l’offre, préférant la solitude à la compagnie des autres enfants. Son comportement avait alarmé Ellula dans les premiers temps, puis elle s’était souvenue de sa propre enfance sur les bords du bouillant et elle avait compris que, de la même manière qu’elle-même avait couru des jours entiers dans la lande battue par le vent du large et les embruns, sa fille tentait de se ménager des espaces de liberté dans le cadre étouffant du vaisseau.