Djema s’introduisit dans l’étroit boyau, glissa sur une dizaine de mètres, parcourut la partie plane, la plus longue, à quatre pattes, atteignit la pente abrupte qu’elle avait eu tant de mal à gravir la première fois et qu’elle franchissait dorénavant sans difficulté. Le conduit métallique, plongé dans une obscurité totale, était froid au début, puis il devenait chaud, voire brûlant, vers le milieu, au point qu’elle ne pouvait pas y poser ses mains et ses genoux plus de deux secondes. Des bruits de toutes sortes y résonnaient, parfois avec une force effrayante, chuintements, grondements, claquements, sifflements, comme si l’activité mystérieuse du vaisseau se trouvait concentrée dans ce passage exigu – et secret, sans doute, puisqu’elle était la seule à le connaître. Des odeurs étranges y rôdaient, celle, piquante, dominante, de la rouille et d’autres qu’elle n’avait pas réussi à identifier. Elle l’avait découvert deux ans plus tôt après avoir exploré une salle alvéolaire et remarqué une trappe ronde et basculante cachée derrière un pilier. Elle l’avait poussée, s’était faufilée dans un inextricable enchevêtrement de tubes, d’escaliers, de passerelles, avait repéré une bouche d’entrée d’une largeur de cinquante centimètres qui se découpait sur le plancher. Comme elle aimait se réfugier dans les coins les plus reculés de son monde, elle s’y était engagée sans aucune appréhension. Ses parents parlaient parfois avec nostalgie de leur propre monde natal, des arbres, des collines, des montagnes, des rivières, du lever et du coucher de l’A, de l’herbe, des villes, des maisons, des animaux, mais seule la description de l’océan bouillant évoquait quelque chose à Djema : il ressemblait, en beaucoup plus immense, à la cuve d’eau chaude que sa mère et les autres femmes avaient franchie pour rejoindre les deks et que son père l’avait emmenée voir à plusieurs reprises.
Elle gravit lentement les trente ou quarante mètres de pente qui la séparaient de l’issue du boyau, les pieds calés contre la paroi pour ne pas glisser sur le métal lisse. De l’autre côté, c’était le même fouillis de passerelles, d’échelles, de tubes teintés de rouge par les veilleuses disposées à intervalles réguliers.
La dernière trappe donnait sur un local technique où étaient entreposées des centaines de combinaisons spatiales, identiques à celle dont s’équipait son père lorsqu’il allait rendre visite à son mystérieux « ami de la cuve bouillante ». Elle déverrouilla la porte, une manœuvre qui lui avait posé quelques problèmes au début. Elle avait immédiatement compris la relation entre le clavier placé dans une niche et les mécanismes d’ouverture mais elle avait mis près d’une heure à trouver le bon code. Alors que, la mort dans l’âme, elle envisageait de renoncer, elle s’était soudain vue taper sur les touches, un dédoublement ou plutôt un léger décalage temporel, un saut dans un futur probable qui lui avait permis de s’observer en train de pianoter sur le clavier et de restituer la combinaison. Elle utilisait désormais cette méthode à chaque fois qu’elle faisait face à une nouvelle difficulté : elle envoyait en reconnaissance une projection d’elle-même, l’observait avec attention et n’avait plus qu’à reproduire ses gestes.
La porte s’ouvrit dans un chuintement feutré. Elle resta un petit moment à l’écoute du silence, puis sortit avec prudence dans la coursive. Elle pénétrait dans le pays des robes-noires, des êtres bizarres dont les crânes rasés, les visages figés et la démarche mécanique avaient quelque chose d’inquiétant. Ils ne déambulaient pas souvent hors de leurs cabines, mais elle craignait en permanence qu’ils ne surgissent silencieusement dans son dos, ne posent la main sur son épaule, ne la traînent dans leurs cabines et ne la dévorent comme ces montres des légendes astafériennes que lui avait racontées son père. Elle déployait donc la plus grande prudence dans ces coursives baignées d’un silence sépulcral, se plaquait contre la cloison au moindre murmure, s’enfuyait au premier cliquetis.