Elle ne se détendit que lorsqu’elle eut gagné la première place à huit côtés, là où commençait le pays des Kroptes, là d’où venaient sa mère et toutes les épouses des deks. Elle n’y rencontrait que des hommes, des enfants et, plus rarement, des femmes aux yeux morts, des créatures pétries de tristesse qui allaient toujours par deux, s’immobilisaient dès qu’elles entendaient son pas, tendaient les mains pour palper son visage et ses cheveux. Elle se prêtait patiemment à leur jeu mais s’abstenait de répondre lorsque l’une d’elles lui demandait de quelle famille elle venait, qui étaient ses parents, ses frères, ses sœurs… Parfois un homme à la barbe et au regard sévères surgissait et chassait durement les « ventres-communs », ainsi qu’il les appelait, un surnom dont Djema devinait la teneur méprisante sans pour autant en percer la véritable signification. Elle était montée à deux reprises jusqu’au niveau où habitaient ces proscrites, mais elle y avait entendu des clameurs et des rires d’hommes qui l’avaient incitée à rebrousser chemin.
Elle ne croisa pas grand monde dans les différentes coursives qu’elle parcourut, des vieillards portant chapeaux et longues barbes grises, de petits groupes d’hommes jeunes au visage aussi renfrogné que celui de leurs aînés, quelques enfants qui jouaient sagement sur les places. Bien que sa robe fût différente de celle des autres fillettes, personne ne lui prêtait attention, comme si elle avait toujours vécu parmi eux. Elle entrevoyait, par les portes entrouvertes des cabines, les silhouettes immobiles des femmes allongées sur les couchettes, assises sur les tabourets, fragments d’un univers silencieux, gelé, seulement troublé par les vagissements des nouveau-nés, par des pleurs étouffés ou le murmure d’une conversation.
En tout cas, les Kroptes ne paraissaient pas rencontrer les mêmes difficultés que les deks. Lors de la dernière distribution des plateaux-repas, à laquelle elle s’était rendue afin de rapporter un peu de nourriture à ses parents, Djema avait assisté à une horrible scène. Deux hommes, frappés à mort, s’étaient écroulés devant elle, une mathelle qui avait voulu s’interposer avait reçu une lance dans la cuisse, une bataille rangée avait opposé un groupe de deks armés à une cinquantaine de familles, une boule hérissée de pointes métalliques avait sifflé à quelques centimètres de sa tête. Son double était alors sorti d’elle-même et s’était dirigé vers une cabine restée ouverte, lui signifiant qu’elle risquait de recevoir un mauvais coup si elle s’obstinait à rester dans les parages. Elle avait attendu en compagnie d’autres enfants que le calme soit revenu avant de prendre le chemin du retour.
Elle erra pendant un long moment dans les niveaux, poussée par l’impression persistante de chercher quelque chose, elle ne savait exactement quoi.
Elle rencontra sur une place des eulans vêtus d’amples tenues gris et rouge qui entouraient un vieillard à la barbe et à la robe blanches. Ils discouraient de l’ordre cosmique, comme sa mère, mais ils semblaient se servir de ces mots, qui, prononcés par elle, ouvraient des perspectives infinies, pour restreindre encore davantage l’espace déjà limité du vaisseau. Ils passèrent devant elle puis, au moment où ils s’engageaient dans une coursive, le vieillard sortit du groupe, revint sur ses pas, posa sur elle des yeux sombres et soupçonneux.
« Il me semble te connaître, rappelle-moi qui sont tes parents. »
Sa voix sévère pétrifia Djema, incapable de prendre la seule décision qui s’imposait, courir droit devant elle.
« Réponds. »
Déjà les autres eulans se pressaient autour d’elle, lui interdisant toute fuite.
« Le rayon d’étoile t’a posé une question ! » gronda l’un d’eux en levant un bras menaçant.
Elle devait trouver une réponse, vite, mais son esprit restait désespérément vide et des larmes traîtresses lui venaient aux yeux. Jusqu’alors elle n’avait jamais été prise à partie par les Kroptes, hormis les femmes aux yeux morts, mais celles-là, condamnées à l’obscurité perpétuelle, ne mendiaient qu’un peu de chaleur humaine, qu’un peu de reconnaissance.
« Elle est peut-être muette », avança un eulan.
Quelqu’un la pinça fortement au bras. Elle ne put retenir un cri de douleur. Ils lui faisaient penser aux créatures grimaçantes des légendes kroptes qui harcelaient les femmes afin d’éprouver leur vertu et de les entraîner sur la pente du malheur.
« Regard exorbité, mutisme insolent, elle présente tous les symptômes des possédés, avança l’un.
— Elle a besoin d’un exorcisme », renchérit un autre.
Sa mère et Clairia lui avaient parlé de l’épreuve humiliante qu’elles avaient subie sur Ester, et elle se mit à trembler de tous ses membres à l’idée d’être dénudée et frappée par ces hommes qui passaient leur temps à extirper du corps des autres le démon terré dans leur propre esprit.
« Qui sont tes parents ? » répéta le rayon d’étoile.