Une pique se tendit soudain en direction de son cœur. Il l’évita d’un crochet sans ralentir sa course. Ses deux poings percutèrent le front et le nez de son adversaire. Il entendit craquer ses os, puis des gouttes de sang se déposèrent sur ses avant-bras et son cou avec une légèreté d’écume. Il ne laissa pas aux quatre autres le temps de revenir de leur surprise et de s’organiser. Ombre tournoyante, insaisissable, il frappa le deuxième du tranchant de la main, lui broya le larynx, se jeta en arrière pour éviter les pointes acérées et sifflantes d’une masse d’armes, se détendit comme un ressort pour lancer son poing dans l’abdomen d’un troisième, l’acheva d’une manchette sur la nuque, happa au passage le poignet du quatrième, lui disloqua l’épaule, le plaqua contre lui pour parer l’offensive du cinquième dont la lance se ficha entre les omoplates de son bouclier humain et qui, comprenant qu’il n’avait aucune chance de s’en sortir en combat singulier face au grand Ab, lâcha son arme et prit ses jambes à son cou. Lorsqu’il eut disparu dans la pénombre de la coursive, Abzalon repoussa le corps et examina la porte déformée par les coups d’épaule et de pied. Il n’avait manqué aux cinq deks que quelques secondes pour finir d’arracher le verrou intérieur et se ruer dans la cabine. Il aperçut, par l’étroit espace entre le chambranle et la partie supérieure de la porte faussée, un œil qui le fixait, un œil sombre et familier lui aussi. Le verrou coulissa sur sa gâche, puis la porte s’ouvrit dans un grincement prolongé.
Une femme sortit et se jeta dans les bras d’Abzalon. Il lui fallut un moment pour reconnaître Clairia, pour se souvenir qu’elle était enceinte de huit mois, Lœllo le lui avait annoncé lors de sa dernière visite. D’autres femmes et des enfants s’aventurèrent prudemment hors de la cabine. Parmi eux il y avait Pœz, le deuxième fils de Clairia et de Lœllo, un garçon brun comme sa mère, bouclé et enjoué comme son père, Juna, l’épouse de Belladore, et ses deux filles à la peau foncée et aux cheveux blonds, Sveln, la femme d’Orgal, qui se désespérait d’attendre un enfant.
« Ab, ils sont devenus fous, balbutia Clairia.
— Ils savent très bien ce qu’ils font, intervint Juna. Ils sont organisés.
— Qui ? aboya Abzalon.
— Une centaine de célibataires. Cela fait plusieurs mois qu’ils importunent les femmes, qu’ils revendiquent leur droit au mariage. Les mathelles ne leur suffisent plus. Ils confisquent les rares plateaux-repas consommables et ne distribuent la nourriture qu’à celles qui acceptent leurs conditions.
— Quelles conditions ?
— Ils veulent des femmes pour eux, mais, comme elles ne sont pas d’accord, ils tuent leurs hommes.
— Personne m’a parlé de ça, murmura Abzalon.
— Lœllo ne voulait pas qu’on te dérange, dit Clairia d’une voix entrecoupée de sanglots. Il disait que c’était à nous de régler nos problèmes.
— Où est-il ?
— Je ne sais pas… Il est resté là-haut avec Laslo. Il y a eu une bagarre au sixième niveau. Nous nous sommes enfuis. Ceux-là nous ont poursuivis et nous nous sommes réfugiés dans cette cabine. Sans toi… »
Il dut la retenir pour l’empêcher de s’effondrer.
« Je… je perds les eaux, gémit-elle.
— Elle est sur le point d’accoucher ! s’écria Sveln.
— Est-ce qu’elle pourra tenir jusqu’à la coursive basse ? demanda Abzalon.
— Les RS risquent de nous retarder, fit observer Juna.
— Ils sont en panne. Emportez-la chez moi et bougez plus jusqu’à ce que je revienne.
— Et s’il t’arrive…
— Alors faudra repasser de l’autre côté. Les eulans ont promis le pardon à celles qui reprendraient leur place parmi les Kroptes. »
Juna et Sveln se consultèrent du regard puis elles se placèrent de chaque côté de Clairia, la soutinrent et, entourées du petit groupe, se dirigèrent vers l’entrée du labyrinthe.