Lill leva lentement la tête, la seule partie de son corps qu’elle fût encore en mesure de bouger. Paralysée depuis maintenant près de trente ans, elle s’obstinait à vivre pour accomplir la tâche que lui avait confiée Mald Agauer. Sa chevelure d’un blanc immaculé se confondait avec la peau d’aro polaire qui la recouvrait des pieds au menton. Le regard de Verna se posa sur le visage de la prima, la seule tache de couleur de la pièce avec les cercles mordorés déposés par les rayons de l’A.
« Quatre mois, répéta la visiteuse, incapable de soutenir le regard noir et pénétrant de Lill. Les dioncles ont largement le temps de nous expédier leurs légions volantes s’ils apprennent que…
— Quand donc vous déciderez-vous à vous débarrasser de vos peurs, Verna Zalar ? »
Verna demeura interdite pendant quelques secondes sur le fauteuil, le plexus solaire perforé par la voix puissante de son interlocutrice.
« J’essaie seulement de mener à bien le projet, se défendit-elle.
— Faites-le sans crainte en ce cas. Les esprits faibles sont les proies toutes désignées des manipulateurs de l’Église.
— Je n’ai jamais eu votre force de caractère et je ne l’aurai jamais ! »
Verna avait libéré son dépit, sa colère, des sentiments qu’elle éprouvait à chaque fois qu’elle s’entretenait avec Lill mais que d’ordinaire elle n’exprimait pas.
« Nul ne peut vous le reprocher, dit la prima d’une voix radoucie. Mais je reste persuadée que vous seriez plus efficace si vous ignoriez vos émotions parasites.
— Les scories irrationnelles, vieille rengaine mentaliste… Voyez où elles ont conduit le mouvement. J’ai décidé une bonne fois pour toutes de vivre en leur compagnie.
— De vous complaire en leur compagnie ? »
Verna se leva, se dirigea vers l’étroite lucarne qui donnait sur la banquise, laissa errer son regard sur l’immensité illuminée par les feux du crépuscule. Elle avait contemplé ce paysage désolé jusqu’à la nausée. Elle regrettait, avec une intensité qui lui tirait parfois des larmes, le fourmillement de Vrana, les immeubles dressés les uns contre les autres comme les pièces d’un puzzle absurde, la rumeur perpétuelle des autotrains aériens, les couleurs criardes, les éclairages blessants. Cela faisait plus de deux cents ans qu’elle n’avait pas remis les pieds sur le continent Nord et la réalité ne correspondait sûrement pas à ses souvenirs, mais sa mémoire était devenue son dernier refuge.
« Je revendique ma complaisance, murmura-t-elle, les yeux rivés sur le ciel ensanglanté. Vous auriez dû désigner une autre héritière que moi. D’ailleurs, j’ai pratiquement votre âge.
— La mort d’Orgal…
— Ne mêlez pas Orgal à nos histoires ! » siffla-t-elle en se retournant.
Lill la dévisagea avec calme. Ses yeux noirs, brillants, tranchaient sur la pâleur de son visage.
« Ce n’est pas moi qui l’y mêle mais vous, vous qui êtes appelée à me succéder. Et je n’ai pas eu d’autre choix que de vous désigner comme héritière, pour reprendre vos propres termes. Vous me paraissiez en avoir le potentiel. Je pensais que le temps et les contacts répétés avec les Qvals vous délivreraient des spectres qui vous hantent, mais je me suis trompée. Mon immobilité me contraint néanmoins à m’en remettre à vous. Je vous demande seulement d’être mes yeux et mes oreilles, ma porte-parole, ma correspondante auprès des différents membres de l’arche.
— Pourquoi ne pas vous adresser à quelqu’un d’autre ? À Galata ? À Kert ? Aux Kroptes ? Aux Qvals ?
— Ce sont tous des gens de valeur, mais ils n’en ont pas la compétence. Mald aurait dit qu’ils ont atteint leurs limites provisoires. Ils apprendront au cours du voyage : ils auront un siècle pour reculer leur seuil. Quant aux Qvals, ils sont les gardiens de l’ordre secret, ils n’ont pas vocation d’intervenir dans la matière. Tu es leur seule clef de voûte, Verna.
— Une clef pourrie ! se récria Verna, interloquée par le brusque passage au tutoiement de son interlocutrice.
— Pourrie ou non, il suffit que cette clef parvienne à maintenir l’édifice, répliqua Lill. Pendant quatre mois. Quatre tout petits mois. »
Ayant prononcé ces mots, elle ferma les yeux et s’endormit comme cela lui arrivait souvent après un long entretien. Verna traversa la chambre mais, alors qu’elle commençait à écarter la tenture, un pressentiment la poussa à revenir sur ses pas, à s’approcher du grand lit blanc, à scruter le visage apaisé de la prima. Voulant en avoir le cœur net, elle plaça le dos de sa main devant le nez de Lill, ne perçut pas la tiédeur de son souffle, palpa ses jugulaires, se recula, repoussa une attaque de panique, chercha une seconde fois le pouls, ne le trouva pas, dut se rendre à l’évidence :
Lill Andorn était morte.