De tous les courants philosophiques, réformistes ou religieux qui ont traversé l’histoire d’Ester, le mouvement mentaliste reste probablement le plus méconnu. D’origine clandestine, il s’est lentement développé dans l’ombre et n’est que tardivement apparu à la lumière, approximativement au XVe siècle de l’ère monclale. Je présume qu’il a été fondé pour lutter contre un double extrémisme, le premier représenté par ce qu’on pourrait appeler le « tout-clonage », le second illustré par le « tout-humain », autrement dit par le Moncle et les Kroptes. Il a essayé de réunir en lui les deux tendances, de tirer le meilleur profit de l’une et de l’autre, de réaliser une synthèse : il comptait dans ses rangs des membres issus de l’éprouvette et conçus par les voies naturelles.
Des intentions nobles animaient ses fondateurs – qui étaient-ils ? Les disciples d’Eulan Kropt qui avaient refusé de suivre leur prophète sur l’océan bouillant et s’étaient établis sur le littoral ? Les rejetons d’unions mixtes entre clones et humains ? Ils estimaient en tout cas que les conflits naissent de l’ignorance, que l’étude et la maîtrise de la psychologie permettent aux uns et aux autres de vivre, sinon dans l’harmonie, du moins dans un bon voisinage. Ils explorèrent donc les arcanes de ce mental qui agite sans cesse la surface de l’esprit comme les vagues de l’océan bouillant et qu’actionnent des mécanismes cachés, des courants sous-marins. Ils recherchèrent les causes profondes des haines et des peurs, tentèrent d’éliminer de leur comportement les « scories irrationnelles », de lutter contre cette perte d’énergie et d’efficacité qu’engendrent les émotions. Ils exploitèrent les nouvelles possibilités offertes par la technologie, s’intéressèrent aux nanotecs, ces substituts cérébraux qui avaient le mérite d’être fiables, contrôlables, et qui leur ouvraient un formidable champ d’investigation. C’est ainsi qu’ils développèrent leurs facultés analytiques et qu’ils découvrirent la télécommunication (à laquelle l’Église monclale riposta par l’apologie de l’écrit). Les héritiers des premiers mentalistes devinrent peu à peu les interlocuteurs privilégiés des gouvernements estériens : on les recherchait non seulement pour l’extrême précision de leurs observations, pour la qualité de leurs prévisions, mais également pour leur pouvoir de manipulation sur les masses. Ils œuvrèrent pendant des siècles dans les coulisses, dans l’ombre des personnalités estériennes, hommes politiques, généraux, conseillers, scientifiques, responsables religieux qui cherchaient à contrecarrer l’influence grandissante du Moncle, tissèrent une toile où tout ambitieux venait systématiquement s’engluer. Cette poignée d’aventuriers de l’esprit s’enrichit progressivement de nouveaux membres, constitua un groupe de plus en plus important qui, sous la férule de Kern Atoral et de six de ses proches, s’organisa sous la forme du mouvement que nous connaissons actuellement – que nous connaissions avant le départ de l’Estérion. Dès lors, la hiérarchie adopta une structure pyramidale en haut de laquelle se tenait l’Hepta, composé de sept membres permanents qui choisissaient et instruisaient eux-mêmes leurs successeurs. Venaient ensuite les mentiaires, des membres sédentaires chargés du recrutement, de l’administration et de l’enseignement. Les régiaires occupaient le rang inférieur et régnaient sur une nombreuse population d’agents et de correspondants.
Vers le XVe siècle donc, le mouvement mentaliste sortit de la clandestinité, établit son siège à Vrana, s’affirma comme une force avec laquelle il fallait dorénavant compter. Il se détourna du projet initial de ses fondateurs, l’amélioration du comportement, pour se transformer en une redoutable machine à conquérir le pouvoir. La rumeur voulait que certains dirigeants du Nord fussent issus de ses rangs, comme le prémiaire Hajek ou le grand conseiller Marchulaïdis. L’utilisation excessive des nanotecs métamorphosa certains de ses adeptes en technotypes, en mutants. L’Hepta céda régulièrement à la tentation de reprogrammer ses agents à distance, de les contraindre à exécuter des ordres qu’ils auraient refusés s’ils avaient disposé de leur libre arbitre. Les agents manipulés eurent par exemple une influence prépondérante dans le conflit entre Ester et ses satellites. Ils firent probablement davantage de morts parmi les civils que les armées régulières.
Le mouvement commit cependant une erreur propre à tous les groupements en extension : entraîné par son élan, il entreprit d’exercer une domination hégémonique sur le continent Nord. À partir de cet instant, les autres corps constitués cessèrent de le considérer comme un partenaire pour le traiter en ennemi. Il représentait en particulier une menace pour l’Eglise monclale qui, poursuivant elle-même le projet de prendre le contrôle d’Ester et des satellites, prépara soigneusement sa riposte…