Le temps se figea. Les chariots surgissaient avec une régularité de métronome, chargés de plateaux-repas, un système qui rappelait la manne miraculeuse envoyée à Eulan Kropt et ses frères pendant la traversée de l’océan bouillant. Un système pernicieux également : les passagers dépendaient entièrement de lui et, s’il venait à s’enrayer, à tomber en panne, ils seraient privés de ressources. Ils auraient certes la possibilité de briser les cloisons et d’essayer de remonter à la source de l’approvisionnement, mais le vaisseau était peut-être équipé de gardiens automatiques chargés de les refouler et de les maintenir dans leurs quartiers.
Elle apprivoisa peu à peu Clairia, au point qu’elles passaient de longues heures à discuter pendant les absences de Mohya et de Sveln. Clairia avait elle aussi subi un rituel d’exorcisme à l’âge de treize ans parce qu’elle passait son temps à chanter au lieu de travailler et qu’elle distrayait les louagers qui, comme son père, avaient trouvé du travail dans un grand domaine du péripôle. Aucun homme n’avait voulu d’elle, non pas à cause de son physique disgracieux mais à cause de sa voix, considérée comme une manifestation démoniaque de l’egon. À l’image de leurs terres ingrates, glacées la moitié de l’année, les habitants du péripôle témoignaient d’une plus grande austérité, d’une plus grande sévérité que les autres Kroptes. Elle avait été chassée du domaine le jour de ses dix-huit ans. Bon nombre d’hommes et de femmes avaient exprimé le désir de l’entendre chanter avant son départ. Elle n’avait interprété qu’une comptine enfantine, mais de façon tellement sensible, tellement poignante que tous avaient éclaté en sanglots. Elle n’avait pas eu la possibilité d’embrasser une dernière fois ses parents et ses sœurs que la honte et la douleur avait retenus dans leur petite maison de pierre noire. Elle était ensuite entrée dans sa nouvelle existence de ventre-sec, chantant dans les granges, dans les étables, dans les chemins ou sur les places des agglomérations contre un bol de soupe ou une litière de paille. Une source de détresse coulait en elle que rien ni personne ne semblait en mesure de tarir.
Des bruits sourds retentirent dans la coursive du niveau 20 et jetèrent les ventres-secs hors de leurs appartements. Des plaques métalliques, d’anciennes cloisons sans doute, avaient été posées devant l’entrée de la coursive, condamnant également la cage de l’escalier. Les patriarches avaient trouvé le moyen de les fixer solidement, soit en les étayant, soit en les clouant avec des poinçons métalliques. Samya et quelques autres eurent beau essayer de les pousser de l’épaule, elles ne les déplacèrent pas d’un millimètre.
Ellula et ses cent sept compagnes étaient désormais recluses. Elle en éprouva de la colère et du chagrin, non que la communauté kropte lui manquât, mais personne n’accepte d’un cœur léger qu’on lui vole sa liberté.
Après le dîner, alors que ses compagnes de chambrée observaient un silence maussade, elle eut une vision : des hommes équipés d’armes grossières se répandaient dans les coursives, des combats s’engageaient, sanglants, meurtriers. Les assaillants étaient des bêtes féroces, pétries de haine, et ils plongeaient leurs éclats métalliques dans les chairs avec une telle fureur qu’elle se sentit transpercée de part en part, qu’un long hurlement s’échappa de sa gorge.
CHAPITRE VII
ELAÏM