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Je crains que la négligence des constructeurs de l’Estérion ne soit l’élément impondérable du programme. J’estime en effet que les deux populations du vaisseau entreront en contact beaucoup plus tôt que prévu, peut-être même avant un an. Les deks n’ayant pas eu le temps de modifier en profondeur leur comportement collectif et individuel, ils traiteront les Kroptes en adversaires, en victimes sacrificielles, cathartiques. La présence des femmes ne réussira qu’à réveiller leurs pulsions animales et leur instinct de domination pour l’instant en sommeil. Ils se sont déjà répandus hors de leurs quartiers et ont commencé à explorer les zones interdites du vaisseau. Ils ont rapidement – beaucoup plus rapidement que nous ne l’avions estimé – appris à repérer les RS et à déjouer leurs rayons magnétic. Ils se sont orientés sans aucune difficulté dans le labyrinthe, se sont aventurés jusqu’à l’étranglement central de la coque, jusqu’à la taille de l’alviola. Jij Olvars est-il encore en vie ? Si oui, traduisez-le d’urgence devant un tribunal pour faute professionnelle grave. Le labyrinthe réalisé par le responsable du chantier n’a qu’une lointaine ressemblance avec celui que nous avions conçu : un primate guanopan ne mettrait pas plus de trois jours à en faire le tour. Je suppose que Jij Olvars et ses subordonnés ont cédé à la tentation d’économiser du temps et de gagner de l’argent. Ou, pire, ils ont détourné des matériaux pour les revendre à un cartel de trafiquants estersat. Cela reste à vérifier, bien sûr : je vous suggère d’aiguiller les douaniers spatiaux sur cette affaire. Ce sont des aros féroces qui ne lâchent jamais leur proie, et l’idée me réjouit que leurs crocs se referment sur les fesses grasses et molles de ce très cher « facteur humain ».

À peine audible dans les autres parties du vaisseau (reconnaissons que, sur ce plan-là, les techniciens ont fait un excellent travail), le bruit du réacteur nucléaire devient assourdissant près de la taille de l’alviola. Il est dû à la présence de l’immense cuve de refroidissement, qui contient des millions de litres de liquide (eau et solution azotée) et qui dégage une vapeur dense, permanente, un support tout indiqué pour la transmission du son. Ce rugissement, vraiment très impressionnant, a pour l’instant dissuadé les deks de progresser plus avant, mais ils devinent que l’Estérion comprend une autre partie et ils sont très impatients de la visiter. L’un d’eux, un ancien pilote de navette, a émis l’hypothèse que l’oxygène se ferait plus rare, voire inexistant, de l’autre côté des sas de sécurité. Il en a déduit que le vaisseau devait être muni de scaphandres ou de combinaisons autonomes, et plus de cinq cents deks fouillent avec acharnement les coursives et les salles condamnées à la recherche d’équipements qui leur permettraient de poursuivre leur exploration. Trois d’entre eux se sont allongés sur les chariots automatiques pour essayer de remonter jusqu’à la source de l’approvisionnement. Mal leur en a pris : ils n’ont pas reparu, probablement coincés dans les monte-charges ou piégés par le froid des chambres de congélation.

Nous avions vu juste – évidemment, devrais-je ajouter – lorsque nous prédisions l’apaisement des anciens détenus. Ils continuent de se chamailler mais ne se battent pratiquement plus, jamais jusqu’à la mort en tout cas. Ils ont dépensé une grande partie de leur agressivité à Dœq et la vie revêt un caractère précieux dans leur nouvel environnement, d’où ma colère à l’encontre de Jij Olvars et de ses complices : tant qu’ils restent entre eux, qu’ils ne disposent pas de point de comparaison, les deks se satisfont du statu quo, ils n’essaient pas de renverser une hiérarchie qui s’est naturellement établie. Ils se livrent parfois à des démonstrations collectives d’amitié et de fraternité qui me surprennent. Je ne pensais pas, et vous non plus, qu’ils recouvreraient leur potentiel empathique aussi vite. Cette observation relance la « controverse des îles » amorcée par Kanji au XVIIIe siècle de l’ère monclale : les êtres humains et dérivés sont-ils tous reliés au même fond océanique (théorie de l’empathie unifiée), sont-ils séparés par des failles (théorie de l’empathie morcelée), dérivent-ils sur des plaques tectoniques (théorie de l’empathie divergente) ? Et se repose la question fondamentale qui sous-tend la controverse, à laquelle nous n’avons pas encore trouvé de réponse : quelle est l’influence de la pensée humaine sur l’évolution de l’univers ? Ce voyage aura en tout cas permis de constater que la pensée abolit l’espace et le temps, qu’elle est donc supérieure à la lumière qui se contente de parcourir l’un et d’infléchir l’autre. En effet, l’émission et la réception des messages télémentaux s’effectuent instantanément. Cette simultanéité ne va pas d’ailleurs sans me perturber : c’est une chose étrange que de converser avec des êtres qui ne se situent pas sur le même plan temporel que vous, qui vieillissent cinq ou six fois plus vite (peut-être pas encore tout à fait, car le voleur de temps ne s’est mis en route que depuis peu). Vous ne me donnez pas l’impression de décliner en accéléré lorsque nous échangeons en mode télémental, mais entre chaque communication vous accusez une demi-année estérienne supplémentaire là où je n’ai pas encore pris un mois. L’inexorable éloignement de nos temps engendre un décalage pernicieux de mes perceptions qui pourrait, si je n’y prends garde, dégénérer en schizophrénie. Je vérifie sans cesse mon vieux dateur, me demande à chaque instant s’il ne s’est pas détraqué, trouble obsessionnel qui semblerait indiquer un glissement vers un état pathologique durable. Les deks ne souffrent pas de cet écartèlement. Ils éprouvent certes de la nostalgie – et je gage que les Kroptes sont logés à la même enseigne – mais ils auraient ressenti les mêmes sentiments s’ils avaient dû émigrer sur un satellite, voire sur le continent Sud. N’ayant plus aucune relation avec leur planète d’origine, ils n’ont pas l’impression d’avoir brisé le continuum temporel, tandis que je me dédouble, un pied avec vous sur Ester, un pied avec eux dans l’Estérion. Je ne me plains pas, j’ai accepté les dangers ubiquistes de cette aventure, mais j’analyse mes réactions avec autant de minutie que possible en espérant qu’elles vous seront d’une utilité quelconque – à vous ou à vos successeurs (nouveau petit vertige du décalage). Au cas où l’humain en moi sombrerait dans la folie, mes anges gardiens prendraient le relais avec la froideur et l’efficacité qui me font défaut. Mais…

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