— Je suis dans la vie comme sur scène. Sur scène, tu dois maîtriser tes sentiments et tes émotions. Les artistes sont les êtres les plus forts que je connaisse. Par exemple, si tu pleures en chantant le
Quand il était petit enfant, Christa fredonnait cet air d’amour et de mort à son oreille. Le sommeil le gagnait presque toujours sur la dernière note, délicate et douce.
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Au ministère de la Propagande :
Au congrès commun de la chambre culturelle du Reich et de l’organisation nazie « La force par la joie », Goebbels déclare :
— L’objection qui a souvent été formulée contre nous, à savoir qu’il est impossible d’évincer les Juifs de la vie culturelle, parce qu’ils sont trop nombreux et que nous ne pourrons les remplacer, a été brillamment réfutée. Ce changement du peuple, du système et de l’orientation a été réalisé sans la moindre fiction.
Dans l’après-midi, Furtwängler prépare un concert. Face à lui, un immense portrait de Hitler. Plus de deux mètres de haut, de profil, encadré par des guirlandes ridicules, semblables à celles qu’on voit dans les fêtes de la bière. Insupportable. Furtwängler referme la partition de la
— Je ne peux pas diriger dans ces conditions. Nous ne sommes pas dans une réunion politique.
Les membres du parti nazi disséminés dans l’orchestre n’osent pas dire un mot. Bastiaan, un premier violon, baisse les yeux, impossible de croiser le regard de ses collègues. Furtwängler quitte l’estrade en saluant d’un signe de son chapeau. Puis il s’immobilise et se retourne vers son orchestre.
— Tant qu’il y aura ce portrait, je ne ferai pas de répétitions.
Le chef disparaît, traînant sa colère derrière lui, comme une ombre qui semble ne plus le quitter. Les musiciens se dispersent, sans dire un mot. Le quatuor des cordes qui s’est formé autour de Bastiaan se retrouve dans une brasserie, à deux pas de la Philharmonie. Il y a Hans, le violoncelliste, Rudolf, l’altiste, et Erich, un autre violon. Quatre bocks de pilsener arrivent sur la table.
— Furtwängler n’a plus d’obligation à nous diriger, dit Bastiaan. Il n’est plus le chef officiel.
— Depuis son départ, les abonnements sont en chute libre. L’orchestre perd beaucoup d’argent.
— Je crois que désormais ce n’est plus très grave, l’État nous finance à une hauteur très importante. Il est devenu notre principal actionnaire et nous a sauvés de la crise. Au fond, on est devenu des fonctionnaires.
— Tu connais la contrepartie…
— Je sais. On a dû tous prouver qui on était.
Bastiaan se tient un peu à l’écart, son verre à la main, un œil sur la salle, par méfiance. Deux musiciens de l’orchestre sont d’ascendance juive. Bruno Stenzel est même juif par sa mère. Il a eu la chance d’être converti au catholicisme et a pu fournir un certificat de baptême et de confirmation. Furtwängler a fait taire les rumeurs et a même cherché des soutiens à un très haut niveau. Lesquels, personne ne le sait. Encore une de ces négociations avec Goebbels ou l’un de ses sbires.
— On dit que Back et Wiesel se trouvent au camp des musiciens.
— Le camp des musiciens ? s’étonne Bastiaan.
Rudolf se penche et parle à voix basse.
— Ce doit une sorte de camp de concentration pour les musiciens juifs. Je n’en sais pas plus.