— Stern a disparu. Je ne sais pas s’il est dans ce camp mais j’ai appris qu’il a essayé de vivre grâce aux cours de musique qu’il donnait à ses élèves puis que ça lui a été interdit. Pas de cours à des Allemands si on est juif. Peut-être a-t-il pu s’enfuir.
Bastiaan revoit son collègue disparu. Il aimait bien plaisanter avec lui. Quand il partait en tournée, ils se mettaient souvent ensemble dans le train et discutaient des choses simples de la vie. Beaucoup de musique, parfois des femmes. Bastiaan est encore trop jeune pour penser au mariage. Il a du succès avec son beau visage passionné, ses longs cheveux noirs et ses yeux très bleus. Les musiciens du Philharmonique plaisent. Hans Rammelt rafle les suffrages, un grand blond très fin, sourire enjôleur.
— J’ai commencé à ressentir un drôle de malaise, dit Rudolf, quand ils ont voulu enlever le bas-relief de Mendelssohn, à la Philharmonie. Pourquoi ont-ils fait ça ?
— Parce qu’il était juif, dit Erich qui, d’ordinaire, parle peu.
— Oui, mais il est mort depuis très longtemps. Et puis, il faisait partie de notre répertoire.
— Je m’en souviens, dit Bastiaan en allumant une cigarette. Juste après le départ de Goldberg, ça devait être en 1935.
Rudolf hoche la tête.
— Je crois qu’on est un peu comme des enfants face à tout ça, ajoute Bastiaan. On n’y comprend pas grand-chose.
Bastiaan fait figure de sage résigné. Derrière sa naïveté, transparaît ce que chaque membre de l’orchestre place au-dessus de tout, l’immense fierté d’appartenir au Berliner. Depuis que Furtwängler a démissionné pour devenir un chef invité, d’autres maestros ont défilé. Très peu sont bons, quelques-uns sont excellents, un seul les bouleverse vraiment.
Erich Hartmann va pour parler. Bastiaan lui fait signe de se taire. Werner Buchholz, un grand ténébreux, très bon violoncelliste, vient d’entrer dans la brasserie, flanqué de Wolfram Kleber, le trompettiste aux lèvres qui pendouillent. Les deux « super nazis » de l’orchestre, certainement des mouchards. Buchholz est de Vienne, il a été enregistré au parti le 1er mai 1933 sous le numéro 2641027. Depuis quelques mois, son pays natal est rattaché au Reich allemand. Parfois, il lui arrive de venir jouer avec son uniforme de nazi.
— J’ai peur que Furtwängler s’en aille définitivement, dit Bastiaan.
Erich secoue la tête de dépit.
— Tu veux dire qu’il quitte l’Allemagne ?
— Si ça continue comme cela, il va partir pour l’Europe ou l’Amérique. Il n’aura aucun problème pour vivre là-bas.
Bastiaan se dit que les temps changent vite, trop vite, une accélération vertigineuse, partout entre les hommes, au fond des cœurs et dans les regards qui surveillent tout. Berlin lui donne l’impression d’un chantier qui s’enfonce dans la grisaille. Même les foires aux odeurs de sucre et de graisse rance ne parviennent pas à mettre des couleurs sur le ciel. Pourtant, on rit et on crie bêtement autour des manèges qui soulèvent les fêtards vers le ciel en tournoyant.
L’époque est loin où Furtwängler pouvait dire que le Führer était un ennemi du genre humain. Ça mettait du baume au cœur de pas mal des musiciens.
Le chef a revu Hitler. Les deux hommes se sont copieusement engueulés. Plus de deux heures d’un dialogue de sourds au sujet des musiciens qu’il faudrait garder en Allemagne.
— Sans eux, je ne peux pas maintenir un niveau de qualité suffisant.
— Ce sont tous des Juifs ou des dégénérés ! a dit le Führer d’une voix glaciale.
— L’art se moque de ces histoires de race !
Hitler a gueulé, une petite voix aiguë qui est redescendue dans les graves, avec des voyelles hideuses. Furtwängler a été surpris un instant, de crainte tout d’abord. L’homme qu’il méprise peut se montrer redoutable, quasi habité par la force d’un mauvais génie. Un instant, le chef d’orchestre a eu l’impression que le dictateur lisait en lui comme dans un grand livre, qu’il pouvait tourner à son gré les pages de son destin.
Et puis, l’image du petit caporal a ressurgi. Furtwängler s’est retenu de pouffer pendant le long monologue du dictateur sur la culture. Mais il a compris que le train de l’antisémitisme fonce droit, à présent, et que rien ne peut l’arrêter.
Furieux, Furtwängler l’est au-delà de ce qu’il aurait pu imaginer. Le nazi veut tuer toute forme de vie culturelle.
La dernière conversation que le maestro a eue avec Christa Meister date d’il y a quelques jours, dans un couloir qui mène aux loges du Staatsoper.
— C’est mon dernier concert, Wilhelm. Je pars.
Il n’a pas su trouver les mots. Il n’aime pas bredouiller.
— Ne reste pas ici trop longtemps, toi non plus. Ils vont te digérer complètement.
La cantatrice a filé vers la scène, avec un sourire comme elle sait en distribuer des centaines. Elle a chanté, et on ne l’a plus revue.
— Christa Meister a quitté l’Allemagne, dit Erich Hartmann.
— Comment l’as-tu appris ?
— Elle a annulé des concerts à Dresde et à Mannheim. Rien n’est sûr, mais je ne crois pas qu’on la reverra.
— Elle ne faisait jamais le salut nazi, dit Rudolf.