Читаем Berlin Requiem полностью

L’appartement de Mayer paraît immense. Une forte odeur de cigare, de poussière et de vieux papier imprègne un clair-obscur peuplé de bustes de compositeurs, en bourgeois solitaire, collectionneur et sans doute nostalgique.

— J’ai quitté Dresde bien avant l’arrivée de Hitler, dit-il en entraînant Rodolphe au bout d’un long couloir. J’avais un mauvais pressentiment. L’histoire me donne raison.

Il enseigne Mahler, Bruckner et surtout Wagner, ce « cochon de génie », comme il le surnomme. Parce que Wagner était un antisémite.

Dans une grande chambre, un beau secrétaire Renaissance est tourné vers la grande fenêtre, il y traîne quelques partitions. Un Pleyel, un quart-de-queue occupe tout le centre de la pièce.

— Installez-vous, dit Mayer. Mettez-vous à l’aise.

Le chef d’orchestre s’assoit devant le piano. Rodolphe trouve une chaise, se place face à lui.

— Qu’est-ce que diriger un orchestre signifie pour vous ?

Rodolphe ne s’attendait pas à cette question. Il est décontenancé.

Mayer se saisit d’une baguette qui traîne sur le piano.

— Faut-il battre la mesure ?

— Un chef n’a pas d’autre choix, répond Rodolphe. Sans cela, l’orchestre dérape. C’est la catastrophe, la débandade.

Rodolphe fait un geste grotesque de la main, du haut en bas, pour imiter la chute. Mayer rit de bon cœur. L’image lui plaît.

— La battue détruit le sentiment du flux mélodique, dit-il, plus sérieux. Qu’en pensez-vous ?

Le chef d’orchestre s’anime d’une sorte de fièvre qui brûle son regard.

— Diriger, dit Rodolphe, c’est d’abord transmettre un rythme. Un tempo. Pour moi, c’est le rôle premier du chef. De là, s’ensuit tout le reste. Sans tempo, pas de précision dans l’exécution d’une œuvre. Le tempo, c’est tout d’abord abstrait… Juste une indication. Mais dans la musique, ce ne peut pas être un tempo abstrait.

— Vous avez raison. C’est une réalité vivante et toujours changeante. Là est la vérité de notre art.

Mayer se masse le menton en cherchant ses idées. Ses yeux dansent dans leurs orbites.

— Tout le problème, monsieur Meister, c’est de savoir comment, avec ma simple baguette qui bouge comme ça dans l’air, je vais amener l’orchestre à chanter. Comment, en m’appuyant sur les repères rythmiques, faire que l’orchestre chante ? Comment donner de la couleur ?

Le chef chante une mélodie de Mozart, les yeux fermés. Ses mains caressent l’air.

— J’ai bien connu Nikisch, dit-il, notre père à tous. Il savait faire chanter un orchestre, chose extrêmement rare. Il ne se préoccupait que de la sonorité, de la création et de l’accomplissement de cette sonorité. Pour moi, diriger un orchestre, c’est comment s’y prendre pour qu’il ne joue pas seulement de façon rythmique précise, mais qu’il chante, et qu’il chante avec toute la liberté indispensable à une réalisation vivante de la phrase mélodique. N’oubliez jamais que diriger signifie pouvoir créer librement.

Faire chanter l’orchestre, se répète Rodolphe, comme pour s’imprégner de cette maxime magique. Dans aucune académie, on n’apprend cela. Il songe aux grands chefs qui entendent servir l’œuvre en la respectant scrupuleusement. Mayer a deviné ses pensées.

— Le problème n’est pas d’être le « serviteur de l’œuvre » mais de la comprendre. Et cela ne se résout pas comme un problème d’arithmétique. Il n’y a pas de mathématique ou de géométrie. La solution est en vous, Rodolphe. Elle dépend de votre force et de votre richesse. Ce que vous n’êtes pas, vous ne pouvez pas le faire.

» Réussir une exécution précise, magistrale, brillante est à la portée de nombreux artistes ; mais laisser parler l’âme de Beethoven, de Wagner, voilà qui est autre chose… Qui ne porte pas en soi une parcelle de Beethoven ou de Wagner ou d’autres, qui en quelque sorte n’est pas en affinité avec leur génie ne pourra pas les interpréter réellement. Ni sincérité, fidélité, effort, ni la plus grande virtuosité ne peuvent remplacer cela. Beethoven et Wagner ont été des âmes exceptionnelles. Je sais qu’il y a en vous une parcelle de ces génies.

— Je me sens plus proche de Beethoven que de Wagner. Sans oublier Bach.

La remarque semble agacer Mayer.

— Je ne suis pas wagnérien, dit-il, mais je pense que Wagner est un génie, le créateur de normes et d’orientations nouvelles, parmi les plus féconds. Un cochon aussi, car il a écrit des choses horribles sur nous autres, les Juifs. Le pire antisémite que le monde ait connu ! Que voulez-vous, l’homme n’est parfois pas à la hauteur du génie qu’il incarne.

— Il est très aimé en Allemagne, aujourd’hui.

Mayer balaie la réflexion d’un geste de la main.

— Tout ça, c’est à cause du national-socialisme car, malgré toute son arrogance, ce régime n’a pas confiance en lui. C’est pour cette raison qu’il aime exploiter pour son compte la grandeur et le génie d’autrui ou d’autres temps. Wagner aurait méprisé des Hitler, Göring ou Goebbels…

Il se lève et se dirige vers un gramophone.

— Je vous ai préparé une petite surprise, Rodolphe, pour illustrer ce que je viens de vous dire.

Il place un disque sur le plateau.

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