Читаем Berlin Requiem полностью

Quand ils se séparent, entre chien et loup, Rodolphe est épuisé, comme vidé d’une part de lui-même.

— Soyez fort, dit Mayer en lui serrant la main. Dans ce titre de chef d’orchestre, n’oubliez pas qu’il y a le mot chef. Ce que vous voulez obtenir d’un orchestre, il faut le vouloir vraiment, intensément, absolument. Et ne pas reculer. C’était la leçon d’aujourd’hui.

— Merci, Maître. Mais vous savez que je n’ai que quinze ans.

Mayer tourne les talons et s’en va dans la nuit qui descend, tiède et incertaine. Sa silhouette étrange se confond avec la multitude des Parisiens qui vont et qui viennent. Rodolphe éprouve une certaine amitié, et de la colère aussi, pour cet homme dont l’autorité masculine est nouvelle pour lui. Il pense à son père invisible. Aurait-il aimé qu’il soit pareil à Mayer ?

— Les chars allemands avancent sur Reims ! lance un crieur de journaux. Les Allemands à une cinquantaine de kilomètres de Paris ! Demandez Paris-Soir ! L’armée française recule. On s’attend à un désastre. Demandez Paris-Soir !

Christa a laissé un mot, d’une écriture nerveuse, à peine lisible. Ce soir, elle chante, pour la dernière fois, à l’Opéra-Comique.

Rodolphe sera seul, une nuit encore. Il a fui les nazis, les nazis le rattrapent. Il songe à s’échapper de nouveau, à décamper en emportant le nécessaire et à laisser le superflu, ce qui fait le parfum de la vie.

Quand Christa rentre à la maison, au milieu de la nuit, elle bute sur un angle de son lit et s’affale de tout son long. Elle a bu plus que de raison.

— Couche-toi, Maman, ordonne Rodolphe sans ménagement.

— Tu as honte de moi, c’est ça ?

Il reste muet. Ce n’est pas de la honte qu’il éprouve mais une immense peine. La guerre est entrée dans les cœurs et jusqu’au plus profond de leurs âmes en exil.

— Les Allemands seront bientôt à Paris, Maman. C’est une question d’un jour ou deux. Le gouvernement a quitté la capitale.

— Je sais tout cela, mon Prince. Tout le monde le sait… C’est la fin…

Christa ne porte pas son bracelet de perles auquel elle dit tenir plus que tout et qu’elle ne quitte pratiquement jamais. Elle n’a pas non plus sa bague montée d’un gros solitaire. Ses longs doigts semblent nus et fragiles, plus vieux tout à coup.

— Où as-tu mis tes bijoux, Maman ?

— Dans la cheminée… Sous le foyer, il y a un petit trou. Tu les trouveras, au besoin.

— Au besoin ?

Elle soupire et ferme les yeux. Il la regarde, vaincue et désordonnée. La robe relevée qui découvre le haut de ses bas et sa chair rose, son entrejambe impudique. Elle ronfle déjà, abandonnée à ses démons. Rodolphe la recouvre d’un édredon et s’efface. Il vient d’entrer dans la vie.

17

Par autorisation spéciale du Führer, je vous déclare indisponibles pour le service militaire, en vue de missions propagandistes et culturelles.

Docteur Goebbels

Trois musiciens se trouvent dans le bureau de Furtwängler. Bastiaan, Erich Hartmann, la nouvelle contrebasse, Alfred Hornoff, un second violon.

— Regardez, Maître.

Hornoff adore la photographie et ne part jamais en tournée sans son Leica. Il tend des clichés à Furtwängler.

— Merci, monsieur Hornoff.

Furtwängler n’a jamais vu de destructions de guerre. Quelques images aux actualités cinématographiques, rien de plus, qui vantent les mérites de la Wehrmacht. Les voix métalliques et théâtrales sur les actualités ne varient pas, l’Allemagne vainc sur tous les fronts. Les clichés de Hornoff terrifient le chef d’orchestre.

— Quelle est cette ville ?

— Rotterdam. Je me demande comment on a pu jouer dans ces conditions ?

Furtwängler se penche sur les clichés. Des immeubles effondrés, certains encore fumants. Des faces de pierre calcinées aux fenêtres vides. Des moignons saillent d’amas de briques. Sur un tas de gravats, des hommes et des femmes se baissent pour récupérer des misères. Des enfants rôdent sur un parterre de ciment hérissé de barres de fer en queues-de-cochon. L’aviation allemande a pilonné Rotterdam, un nid de morts, désormais. La ville est branlante, on voit à travers les immeubles. Derrière chaque façade encore debout, il n’y a que du néant poussiéreux. Une femme coiffée d’un fichu pousse une carriole et passe devant une voiture calcinée. Un enfant la suit, la chevelure mal peignée.

— C’était la tournée pour la Wehrmacht ?

— Oui, monsieur.

Bastiaan se tait. Ses yeux bleus trahissent son tourment. Il est musicien et allemand. Pas vraiment un nationaliste, mais un patriote. Il est aussi d’origine hollandaise, son père est né à Rotterdam.

— J’ai eu honte en sortant du train et en retrouvant Berlin, dit-il. Je suis rentré chez moi, mon violon sous le bras.

— J’ai été soldat, dit Hartmann. Sur le front de France et en Pologne… J’ai vu des atrocités comme celles-là. Des villes brûlées… Ce n’est pas beau, mais que peut-on faire ?

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