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Rodolphe s’interroge. Existe-t-il toujours de la même façon ? Il n’a que quinze ans. Un maître renverse ses certitudes, bouscule la table, fait tomber les pions. Il a perdu son pays, une part de son jeu et son passé sont déjà en lambeaux. Mayer, il le déteste à présent, parce qu’il n’est pas le « bon père ». Mais il est celui qui amène le monde et le découvre.

À l’angle de la rue de Vaugirard, une affiche rouge bordée de noir est collée sur un mur de pierres de taille. Il s’approche. Le texte est en français et en allemand.

Arrêt de la cour martiale

Yves Mercier

A été condamné à mort pour actes de violence


contre l’armée allemande.

Il a été passé par les armes le 2 mars 1941.

Le tribunal de guerre.

Rodolphe lit une nouvelle fois, en allemand, puis en français. Sa langue maternelle l’effraie. Le mot Tod, « mort » en français, est tracé en de grosses lettres grasses et toutes droites, au milieu de l’affiche. Il passe la main dessus et sent sous ses doigts les boursoufflures du papier mouillé.

Des silhouettes se pressent dans la rue, sous la pluie qui tombe en biais. Des visages se tournent vers Rodolphe, des questions, comme des pointes, le temps d’un regard qui luit dans le noir. Une femme arrive en courant, le col de son manteau remonté. Ses talons clapotent sur les flaques. Elle passe en le bousculant.

Le vertige, soudain. Le sol se dérobe, mou et noir.

— Jeune homme, ça ne va pas ?

Une main ferme le gifle. Son visage est trempé.

— Jeune homme !

Rodolphe se relève en s’appuyant sur une épaule inconnue.

— Ça va ?

Rodolphe hoche la tête sans prononcer un mot. Il a l’accent de cette affiche, l’empreinte de cette langue ennemie et cruelle.

— Vous avez fait un malaise. Rentrez chez vous.

Il chancelle en franchissant la porte de l’appartement de la rue de Vaugirard. Un frisson le parcourt. Il veut appeler sa mère. Les mots ne parviennent pas à sortir. Tout est bloqué au fond de lui. Christa n’est pas là. Il n’y a que la petite tête de pâte à modeler qui le fixe depuis le couvercle du piano. Mutique.

18

Berlin. Avril 1942

Le printemps hésite. À Tiergarten, les arbres retiennent leurs branches dans le ciel incertain, entre pluie et giboulées. Même la nature n’en veut plus de cette poussée de vie. Berlin est comme une fleur qui n’en finit pas de faner.

Devant la Philharmonie, un ancien combattant de la Grande Guerre, un gars du front de France, tient un stand de drapeaux nazis, d’insignes et d’objets aux couleurs du NSDAP. Il a aligné des photos du Führer sur le devant et, derrière, des pots de verre remplis de bonbons multicolores. Furtwängler le croise chaque fois qu’il sort d’une répétition, et le salue. En signe de respect, l’ancien qui a pataugé dans la boue sanglante de Verdun soulève son chapeau noir et gauchi. Un homme achète pour son gamin en culotte courte deux sucres d’orge et une petite girouette de croix gammées qui tourne avec le vent tiède, cela fait un cercle rouge rayé d’un filet noir. L’homme reconnaît Furtwängler et le salue d’un large sourire. Puis il se penche vers son enfant et lui murmure quelques mots à l’oreille. Le garçonnet lève les yeux vers le grand monsieur un peu raide dans son manteau et sourit à son tour en agitant son jouet. Le musicien répond d’un petit signe de la main.

Plus loin, une femme en noir vient vers le maestro, une expression amère sur le visage, un brassard noir au bras droit. Une veuve, une endeuillée. Elle tend une tirelire de fer-blanc.

— Pour les blessés…

Furtwängler donne sans oser la fixer. Depuis que les nazis ont pris le pouvoir, il faut être charitable, spontanément. C’est la règle, la spontanéité. Même les applaudissements obligatoires doivent être spontanés.

Le tramway vert claque sur les rails et jette deux sons de cloche en passant près du passage piéton. Furtwängler arrête un taxi. Il dormira chez lui, ce soir. Dans une semaine, l’orchestre part en Autriche pour une tournée d’un mois. Il n’assistera pas à l’anniversaire de Hitler, l’événement national du mois d’avril. Le chauffeur a fixé un petit drapeau à croix gammée sur le tableau de bord. Il ne parle pas, ses yeux ronds s’agitent en permanence en surveillant la route.

— Des nouvelles du front de Russie ? demande-t-il à brûle-pourpoint, comme il s’engage sur Wilhelmstrasse.

— Pas vraiment, mais je pense que nous avons gagné, ironise le chef d’orchestre. Comme toujours !

— Pour sûr, notre bien-aimé Führer sait comment mener la guerre.

Le taxi freine subitement, trois jeunes gens en uniformes des jeunesses hitlériennes traversent la rue en courant pour attraper le tramway. Ils portent des sacs à dos comme ceux des soldats. Le plus petit trimballe un clairon, ses deux copains des drapeaux enroulés sur leurs hampes.

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