Читаем Berlin Requiem полностью

Pour les musiciens, par décret du Führer, la guerre devient lointaine. Ils n’en voient que les gueules démolies et les silhouettes amochées qui passent comme des ombres aux abords des théâtres. Leur Allemagne, ça devient des compartiments de train, des chambres d’hôtel au confort incertain, des salles de concert plus ou moins chauffées en hiver. Du peuple allemand, ils ne perçoivent guère que des visages par milliers dans la pénombre, alignés sur des travées de fauteuils. Parfois, ils vont se démener dans une usine devant des ouvriers qui nourrissent le ventre jamais rassasié de la guerre. Il n’y a pas de jeunes visages dans ces moments de musique, entre des machines électriques et des marteaux-pilons. Quand il monte au pupitre, Furtwängler n’ose pas regarder en face ces centaines de regards un peu vides, ces faces usées par des années de machines. Les jeunes, ils sont sur les champs de bataille. Ils se battent, rue après rue, maison après maison, dans les ruines de Stalingrad.

19

Paris n’est plus la ville élégante et orgueilleuse que Rodolphe a vue en posant ses valises rue de Vaugirard. Les rues noircissent au fur et à mesure qu’on avance dans l’Occupation. Les statues de bronze ont été fondues. Des tas de sable caparaçonnent les coins d’avenue. Des pancartes en allemand, par centaines, balisent les grands carrefours.

Paris, ville moche. Un nouveau décret impose l’étoile jaune aux Juifs. On commence à en voir dans la rue, cousues sur les revers des vestons, sur les manteaux usés. Les gens se retournent, parfois. Christa doit la porter. Elle ne sort pratiquement plus.

Les soldats en vert-de-gris sont affalés aux terrasses des bistrots, goguenards, sifflant les filles qui passent. Rodolphe, qui parle le français presque sans accent, va faire la queue chez l’épicier du coin, des heures durant. Il en revient avec une misère dans son cabas.

Un soir d’été, des bus stationnent un peu partout. Des centaines de policiers quadrillent les rues. Ça papote, devant l’épicier de la rue de Vaugirard.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une rafle ?

— Les Juifs ?

— Oui. Ils prennent même les enfants.

— Bon débarras.

À partir de 1942, Christa a cessé de faire ses vocalises. À Berlin, quand le répétiteur venait à la maison, Rodolphe aimait l’entendre monter dans les aigus. Ça faisait une belle vague qui enflait, s’ourlait, arpège après arpège, jusqu’au contre-ut qu’elle pouvait garder avec une puissance inouïe. Elle redescendait ensuite jusqu’aux notes les plus graves, sans perdre son timbre métallique et profond. Parfois, son fils avait le privilège de l’accompagner. Il apprenait les transcriptions pour piano des opéras afin de pouvoir les jouer. Dans les passages difficiles, elle posait sa main sur son épaule. Ses doigts tremblaient et le jeune homme se sentait transpercé par l’intensité du chant.

Le 13 septembre 1942, Rodolphe sonne plusieurs fois à la porte de Hans Mayer. La concierge dit :

— Allez-vous-en ! Vous voyez bien qu’il n’est plus là ! Il a été arrêté.

Rodolphe s’en revient chez lui avec l’envie de pleurer mais les larmes ne viennent pas. Tôt ou tard, il sera confronté à la police française ou à la Gestapo. Il faut être courageux et plus fort que jamais.

Après 1942, les contrôles deviennent de plus en plus fréquents. Avec ses képis et ses commissaires vicelards aux complets croisés, la police française ne vaut guère mieux que celle des Allemands.

— Nous n’étions pas juifs mais nous le sommes devenus ! s’écrie parfois Christa en tournant en rond dans la petite cuisine de leur appartement.

Les autorités françaises ont tamponné à l’encre rouge la mention Juive sur ses papiers. Elle a échappé à la rafle. Rodolphe n’a pas de papiers où apparaît la mention juif. Sa seule carte d’identité masque ce qui subsiste de son accent qu’il tente d’effacer, pendant des heures, en lisant à voix haute tout ce qui lui passe sous la main. À la maison, Christa ne s’exprime qu’en allemand. À voix basse. Lugubre.

La nourriture se fait rare. L’argent file dans les caisses du marché noir, plus vite que prévu. Rodolphe maigrit. Son visage s’est davantage creusé, son regard est tourmenté. Impossible de jouer du piano, même avec la sourdine. Il glisse entre les cordes des bandes de feutre qu’un couturier de la rue de Vaugirard lui a données. Il a l’impression de jouer dans le vide. Comme une mécanique à laquelle on a coupé le son.

Au début de mars, Christa a failli être arrêtée. Depuis, elle ne met plus du tout le nez dehors. Monsieur Gilbert, l’Auvergnat qui vit au troisième, a construit une petite cache dans la penderie. Une double cloison qui pivote. Juste de quoi y dissimuler quelqu’un de mince.

Monsieur Gilbert est dans la Résistance, d’après ce que comprend Rodolphe. Il sort parfois, la nuit, malgré le couvre-feu, un paquet sous le bras, et se glisse de porche en porche avant de disparaître. Rodolphe voudrait l’aider mais il ne sait pas comment le lui demander. Il a de la chance, les autorités n’ont pas tamponné Juif sur sa carte d’identité.

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