Читаем Berlin Requiem полностью

Furtwängler ne répond pas, la jalousie l’étouffe tout à coup. Gorge serrée. La rage. Il déteste Karajan autant qu’il méprise Goebbels.

— Cher maestro ? Vous m’entendez ?

— Bien entendu.

Il y a dans ce « Cher maestro » toute la terreur qui couvre le monde. Combien de temps cela va-t-il durer ?

— Ne vous inquiétez pas pour la tournée en Autriche. Concentrez-vous sur la Neuvième. Notre Führer vous en sera reconnaissant.

Goebbels annulera les concerts en Autriche, sur-le-champ. Furtwängler a méthodiquement raté chaque anniversaire de Hitler, depuis 1933. Il n’échappera pas à celui-là. Il se murmure que le ministre de la Propagande prépare une immense fête nationale, avec spectacles de majorettes, défilés au pas de l’oie. Des bottes et encore des bottes, des coups ronds et sourds de tubas comme des flatulences et des trompettes qui pétaradent. Berlin vibrera comme une caisse claire. La ville est déjà pavoisée de rouge et de noir. On va y ajouter des fleurs et des portraits géants du petit caporal, comme l’appelait Hindenburg. Le minus a grandi comme poussent les ogres.

Le soir du 19. Hitler n’est pas là. Une chaise vide. Comme à chacun de ses anniversaires. Deux immenses croix gammées décorent les scènes de part et d’autre. Goebbels prononce un discours d’une heure, devant une salle comble. Furtwängler bout, en coulisse. Il entend :


« Il doit savoir qu’à chaque heure du jour, il peut compter sur son peuple. Même dans cette bataille entre la vie et la mort, il est et restera ce qu’il a toujours été : notre Hitler. »


Sous les applaudissements, Goebbels regagne sa place au premier rang, à côté d’une chaise vide qui marque symboliquement la présence du Führer. Les mains clapent encore de longues minutes puis s’épuisent peu à peu en attendant le chef d’orchestre.

Furtwängler entre dans la lumière. Les applaudissements redoublent. L’orchestre se lève. Göring le fixe intensément, Goebbels glisse un mot à son voisin avec un sourire du coin des lèvres. Le chef salue sèchement et se retourne vers son Philharmonique.

Ce soir-là, Goebbels, le front suant, se lève pour tendre la main au chef d’orchestre. Furtwängler la serre du bout des doigts. Elle est ferme, moite et osseuse. Le regard du ministre est vitreux, comme celui des drogués. Il dit quelques mots enthousiastes que le musicien ne comprend pas. Un opérateur des actualités filme la scène. Elle sera montrée au Führer. Il verra sans doute que Furtwängler s’essuie discrètement la main droite avec son mouchoir tout blanc.


Deux mois plus tard, les musiciens reçoivent chacun une lettre :

Suite à une autorisation officielle du Führer, je vous ai exonéré de vos obligations militaires afin d’accomplir les missions importantes de culture et de propagande. On attend de vous que vous vous montriez conscients dans vos prestations professionnelles, dans votre vie privée et dans votre attitude en général du devoir à la fois personnel et objectif qui en résulte pour vous. Vous devez toujours garder présent à l’esprit que le soldat combattant sur le champ de bataille affronte des épreuves et des dangers auxquels même le labeur le plus dur et le plus consciencieux dans la patrie ne saurait se comparer.


Docteur Goebbels

Cette lettre a un sens précis pour la centaine de musiciens du Berliner. Aucun n’ira finir dans les plaines immenses de Russie. Aucun ne verra les massacres perpétrés par ses semblables. Aucun ne croisera les trains qui filent jusqu’en Pologne, chargés de la douleur du monde.

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