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— Le commissaire du quartier est un chic type, a déclaré monsieur Gilbert. Ils ne sont pas tous comme lui.

Le 2 juin, on frappe à la porte. Trois coups rapides et secs.

— Police ! Ouvrez !

Christa murmure, sans trembler :

— Va te cacher !

Rodolphe hésite.

— Ça va aller.

Il file dans le placard, passe à travers les vêtements, se glisse derrière la double cloison et referme.

Trois coups, plus fort. Avec le poing.

— Ouvrez ! Police !

La serrure cliquette. Des bruits de pas, des voix étouffées. Une main invisible écarte les vêtements de la penderie. Les cintres glissent sur la tringle en sifflant. Une fois, deux fois. Les pas s’éloignent, hésitent, reviennent, vont jusqu’au bout de la chambre. Repartent. La porte d’entrée claque.

Ils sont partis. Rodolphe attend. Minutes interminables. Il sort de sa cache. La maison est vide, de ce vide silencieux et vertigineux qui flotte dans l’air, sur chaque objet de leur vie, et qui s’immisce en lui et l’étouffe.

Christa n’est plus là.


Rodolphe marche de long en large. Il touche chaque objet qu’il rencontre. Sa mère ne devrait pas tarder. Les flics vont la relâcher. Il veut sortir, marcher jusqu’au commissariat. Gilbert l’intercepte.

— Malheureux, où vas-tu ?

Rodolphe veut articuler quelques paroles mais ce sont des mots allemands qui naissent en lui. Ses lèvres hésitent.

— Retourne chez toi et ne bouge plus. Je vais me renseigner.

Monsieur Gilbert revient le lendemain, la mine désolée. Il ne sait rien. Le commissaire qu’il connaissait vient d’être muté. Ce n’est pas bon, tout ça. Le nouveau est connu pour être un collabo de première, un zélé.

— On est en train d’interroger ta mère. Ne t’inquiète pas.

En cinq ans d’exil, Rodolphe a appris à se fier à son instinct. Christa ne reviendra pas de sitôt.

— Surtout, ne sors pas.

Monsieur Gilbert referme la porte. Il n’a pas dit qu’il a vu Christa sortir du commissariat, sa petite valise à la main, les cheveux défaits. Il y avait cinq femmes et deux hommes, en file indienne. On les a fait grimper dans des paniers à salade de la préfecture de police de Paris. Direction Drancy. Gilbert n’en sait pas plus. Les cheminots disent qu’il y a des départs pour l’Est, la Pologne, à partir de la gare de Bobigny. Des camps de travail. Les pires rumeurs circulent. Les types de la Résistance que connaît Gilbert disent que les wagons sont fermés de l’extérieur et qu’on y entasse les gens comme on le fait avec le bétail. Des gars de la voie, des sangliers comme on les surnomme à la SNCF, ont été réquisitionnés pour tendre des fils de fer barbelés devant les trappes d’aération des wagons. L’un d’eux a dit à Gilbert :

— On dirait qu’on les envoie à la mort, tu vois. J’en suis sûr, même.

20

Drancy, ce sont cinq bâtiments, hauts, tout de béton, à l’équerre et au cordeau. Autour des barbelés, des grillages et des patrouilles françaises qui font des rondes interminables. C’est une sorte de cité, celle de la Muette. HBM, « habitation à bon marché », pour les banlieusards du nord de Paris. Au début de la guerre, on y a flanqué des communistes puis des prisonniers de guerre français gardés par les Allemands. Ce genre de lieu, ça se recycle facilement, il suffit de changer les gardiens ou les occupants. Les quatre blocs du centre sont réservés à celles et ceux que la Gestapo, les gendarmes ou les policiers français raflent au quotidien. Une population de femmes, d’enfants, de vieux, d’hommes jeunes, qui grimpent dans les étages, s’installent au gré des numéros. Ils ont déjà des matricules.

Christa a été interrogée, longuement, jusqu’à donner le vertige. Le Français qui l’a cuisinée a bien noté qu’elle est chanteuse et qu’elle était très connue. Ça n’a pas eu l’air de l’émouvoir plus que ça. Un fonctionnaire est fait pour noter, rien de plus.

Dans un coin de Drancy, elle est allongée, abattue par la fatigue. À côté d’une famille dont les gosses pleurent. La mère ne sait pas où donner de la tête. Le père fume cigarette sur cigarette. Tout un paquet, ce qui lui reste.

La nourriture est rare. Il est interdit de déambuler dans le camp, de jouer aux cartes et même de fumer. On se parle, de fenêtre à fenêtre. On interroge. On veut savoir ce que deviennent ceux qu’on a perdus de vue depuis les rafles.

Christa reste dans son coin.

— Vous êtes seule ? demande l’homme qui fume.

— Oui.

Il n’a plus de cigarettes. Roule en boule son paquet et le balance par la fenêtre.

— Tu vas nous faire attraper, chuchote sa femme en lui donnant une tape sur l’épaule.

Attrapés, ils le sont déjà. Au début de l’été 1943, il y a plus de trois mille internés à Drancy.

Le soir tombe. Le camp n’est plus qu’une rumeur. Des ordres fusent, en français, parfois en allemand. Christa n’écoute pas, plongée dans une sorte d’hébétude. Son cerveau ne parvient plus à renouer les mailles du temps, à dire quel fil la relie à son passé. Comment est-elle arrivée jusque-là ? Elle ne sait plus. L’image de Rodolphe se superpose au décor qui l’entoure et l’opprime.

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