Читаем Berlin Requiem полностью

Malgré la censure, la vérité finit par s’échapper des consciences muselées. On papote à voix basse, on dit des choses, même si on dit peu, au fond. On ne déballe ni son âme ni son cœur, surtout pas. Une main puissante étouffe la rumeur du monde. « La bataille de Moscou serait perdue », a déclaré Hans Dietel, le premier alto, un sanglot dans la voix. Son fils et son frère se trouvent sur le front, dans les troupes d’assaut. Lui n’est pas trop vieux pour le tranchoir des batailles mais il est le meilleur alto d’Allemagne. On le garde.

Les télégrammes de mort arrivent discrètement dans les maisons. Personne n’entend les pleurs, la douleur qui s’étouffe, les voix qui chutent dans le silence. Le Reich est vainqueur sur tous les fronts, baratinent les films d’actualités. Combien de centaines de milliers de jeunes Allemands sont-ils tombés pour Moscou ?

Vers minuit, la sirène d’alerte retentit. Une sale clameur dans la ville plongée dans la nuit, sans lumière, sans souffle. Furtwängler se bouche les oreilles pour ne plus entendre sa ville meugler. Judith, la femme allongée près de lui, n’a pas l’air terrorisée. Elle pose avec dédain son magazine de mode et se lève, nue et dorée, fait quelques pas gracieux jusqu’à la salle de bains et s’enferme quelques instants. Judith travaille au Staatsoper comme secrétaire. Une grande blonde aux jambes sans fin. De temps à autre, elle chante avec un air polisson des couplets populaires que Furtwängler ne connaît pas. Elle couche pour coucher, pas pour un avancement ou de l’argent. Juste pour jouir. Et pas avec n’importe qui. Elle a des arguments, autant en profiter. Du sexe, encore et encore, avant le chaos.

Elle revient, s’allonge lentement, son corps exhale un parfum d’ambre qu’elle a dû trouver au marché noir. Elle retire des mains de Furtwängler la partition d’une sonate qu’il tente de terminer malgré le travail qui l’absorbe. Elle pose un baiser sur ses lèvres boudeuses et passe sa main sur sa poitrine, jouant à peigner les poils qui frisottent, puis descend lentement jusqu’à son sexe déjà dur.

Le lendemain, le musicien se lève plus tard que d’ordinaire. Judith est partie, laissant traîner derrière elle son parfum vulgaire et le silence des amours qui trébuchent. Il ne la reverra sans doute pas ou la croisera dans les couloirs du Staatsoper. Rien ne dure, et ce n’est pas plus mal. Une amie lui a présenté une jeune femme, Elisabeth. Vingt-cinq ans de moins que lui, un sourire et une vitalité qui l’ont bouleversé. Une veuve, comme des milliers d’Allemandes. Son mari a été tué sur le front de France et lui a laissé deux enfants. Wilhelm la retrouvera, sûrement, cette blonde qui rit aux éclats malgré les coups de salaud de cette guerre. Le téléphone sonne.

Herr Furtwängler ?

Le chef reconnaît la voix de nez et le ton douceâtre. Goebbels. Il ne dit pas Heil Hitler mais « Bonjour », avant les quelques mots de convenance. Goebbels adoucit le ton quand il demande, avec le faux respect qui le caractérise :


— Je voudrais que vous dirigiez la Neuvième de Beethoven pour l’anniversaire de notre bien-aimé Führer. Ce sera un immense cadeau !

— Je ne peux pas, ce n’est pas possible.

— Et pourquoi donc ?

— Je n’ai pas le temps de répéter. L’orchestre n’est pas du tout prêt.

Goebbels laisse passer un silence. Un téléphone grelotte derrière lui. Il doit se trouver au ministère, dans son grand bureau.

— Le Berliner connaît la Neuvième les yeux fermés, vous le savez très bien. Vous-même la dirigez par cœur depuis des années. Et puis, vous avez quelques jours pour vous préparer.

Furtwängler cherche son agenda. Il tourne nerveusement les pages.

— Nous sommes le 10, dit-il, fébrile. L’orchestre doit partir pour Vienne dans deux jours. Nous avons une répétition aujourd’hui, la Première Symphonie de Brahms. La tournée durera un mois. On ne peut pas être à Berlin pour le 19. Cherchez un autre orchestre.

— Non, rétorque Goebbels après un claquement de langue. C’est vous qui devez diriger cette Neuvième. Il s’agit de l’anniversaire de notre Führer. Vous me comprenez, je suppose ?

Le ton change, glacial et tendu.

— Je ne suis pas le seul chef à pouvoir diriger la Neuvième. Vous n’avez qu’à demander à Karajan. Il doit être libre.

Goebbels tape de la pointe de son stylo sur le rebord de son bureau. Il n’a pas la réputation d’être patient.

— Vous avez de la chance, docteur Furtwängler. Beaucoup de chance. C’est Hitler lui-même, notre bien-aimé Führer en personne, qui exige votre présence à la tête du meilleur orchestre du monde. Il ne veut pas de ce Karajan. Et vous savez pourquoi ?

— Non.

— Allons, ne faites pas l’innocent. Vous savez très bien que le petit génie s’est fourvoyé dans le deuxième acte de Lohengrin, en présence du Führer. Ce qui a provoqué sa colère. Une véritable tempête. Il ne veut plus le voir et encore moins l’entendre. Ça devrait vous faire plaisir, non ? Pour ma part, j’aime beaucoup le style de Karajan.

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