Le 20 juin, à 6 heures du matin, Christa descend jusque dans la cour. Il fait frais dans la lueur pâle de l’aube. Partout, des voix murmurent des paroles rassurantes. Des enfants pleurent, d’autres se sont rendormis au bras de leurs mères qui les bercent en jetant des regards inquiets vers les soldats allemands : ils donnent des ordres à des Français, des prisonniers qui leur obéissent. Depuis l’arrivée de Brunner, il n’y a plus de policiers français pour faire tourner le camp, mais des petits chefs choisis parmi les internés. Ils ont des yeux et des manières de salauds. Christa n’ose pas les regarder en face.
— En rang !
On les regroupe par cinquante, chaque paquet sous les ordres d’un chef prisonnier. Des autocars parisiens viennent se ranger devant l’entrée du camp. Tout cela prend du temps, les chauffeurs fument en discutant entre eux. Christa a l’impression que l’espace se rétrécit tout à coup. On la bouscule, on la pousse, elle monte dans le deuxième bus.
— On part vers la gare de Bobigny, assure un chef prisonnier.
— Et ensuite ?
— Vous verrez bien.
Le « Bureau des effectifs » de Drancy a parlé d’une usine en Pologne. Quelque chose comme une conserverie. On va travailler.
Il est un peu plus de 10 heures à la grosse pendule du quai de la gare de Bobigny, quand la locomotive lance un coup de sifflet strident. Le convoi 61 s’ébranle et prend la direction de l’Est.
21
C’est un long chemin cahotant à travers les plaines bouillantes. Un train qui va lentement. S’arrête. Grince, couine, souffle. Repart et se lamente. Interminable. Une faible lumière entre par les bouches d’aération. Christa a compté et recompté celles et ceux qui l’entourent, visage après visage. Cinquante-huit. La moitié d’hommes, le reste des femmes et des enfants, moins nombreux, semble-t-il, que dans l’autre wagon. Pourquoi Christa compte-t-elle ? Elle ne le sait pas. C’est une obsession, incontrôlable. Une manière de fixer dans sa mémoire les visages qu’elle devine dans l’obscurité.
Au fur et à mesure que les heures s’écoulent, des conversations se nouent. Des voix de l’ombre se demandent ce que vont devenir ceux qui ne pourront pas travailler.
— Et les enfants ? s’inquiète un homme.
— On sera regroupé par famille, affirme une grosse femme qui s’est allongée entre son mari et son jeune fils.
— Moi, je peux travailler pour deux, dit le mari. En plus, je ne suis pas juif et je connais un peu l’allemand.
— Il faudra le signaler en arrivant.
Au fond de la voiture à droite, on a tendu une couverture pour masquer un seau. Christa hésite à se soulager. Elle peut tenir encore toute une journée. Elle a trouvé une place relativement confortable, presque une niche, entre deux jeunes filles, se lever c’est peut-être perdre ce petit luxe. Elle préfère chercher le sommeil. Un homme ronfle dans un recoin de ténèbres. Un rectangle de nuit claire se découpe par la bouche d’aération. À travers les griffes des barbelés, on aperçoit des étoiles qui brillent timidement dans le ciel encore chaud.
Le balancement du train, lancinant, rappelle à Christa les longs trajets, lors des tournées. Son préféré était le Berlin-Vienne. En 1934, elle avait emmené Rodolphe avec elle jusqu’à Munich. Un long périple pour un enfant, wagon-couchettes, pullman, grand luxe. Ils avaient été heureux, tous les deux, serrés l’un contre l’autre dans les draps soyeux de la compagnie ferroviaire. Elle avait raconté le combat de Siegfried contre le dragon, son bras vaillant armé de l’épée Notung, l’invincible. De temps à autre, elle avait chanté un passage, et il s’était endormi en se détendant.
— Dors bien, mon Prince…
Le train s’arrête en grinçant de toute sa longue échine de fer. Christa s’est assoupie. Elle ne saurait dire combien de temps. Une lumière faible et laiteuse découpe les silhouettes pêle-mêle, dans le wagon. La porte s’ouvre brusquement. D’étranges personnages apparaissent. Dans des uniformes rayés dans la longueur. Plus loin, des SS et des chiens aux regards sournois, prêts à mordre.
—
Un peu dans toutes les langues, ordre est donné d’abandonner ses affaires dans le train. Christa saute sur le quai.
— Descendre !
Une rampe. Les wagons se vident. On saute, on s’appelle. Certains restent sur la paille infecte des wagons, à demi morts.
Le tri. Christa ne comprend pas. Elle débarque dans un monde parallèle. Quelque chose qu’elle ne pouvait pas envisager. Jamais.
—
— Où sommes-nous ?
— À Birkenau, imbécile !
Christa se met en rang, cherche des visages amis. Ses vêtements puent. Ses bas sont déchirés. On la dépouille. On la déshabille, on la tond, crâne et pubis. On la rhabille. Un uniforme rayé dont la toile usée pique la peau.
Quelque part, dans l’air bouillant qui sent la suie, montent des notes, une mélodie de
— Il y a des orchestres à Birkenau, lance un détenu. Un dans le camp des femmes et un autre dans le camp des hommes.