Читаем Berlin Requiem полностью

Le petit convoi marche jusqu’à une grande maison, toute noire, les volets fermés, au fond d’une impasse. Un majordome ouvre. Le commandant du camp est en civil, assis sur un grand sofa capitonné. Sa femme et ses deux enfants se tiennent derrière lui. Il reçoit Christa et Alma avec ces façons de militaires que les Allemands conservent en toutes situations.

— Je suis très heureux d’accueillir Christa Meister. Dommage que ce soit dans des circonstances aussi difficiles.

Alma intime à Christa de faire une sorte de révérence. La femme du commandant est une belle blonde, affable. Ses enfants observent Christa comme une curiosité, une de plus, venue d’une planète lointaine. Et, en quelque sorte, c’est vrai. La cantatrice n’était pas de leur monde avant la disgrâce, elle demeure aussi lointaine dans la déportation.

Alma se met au piano. Elle reprend des lieder de Schubert, des mélodies populaires que Christa connaît par cœur. Et puis le commandant demande Wagner. Il veut l’air d’Elsa de Lohengrin. Curieusement, il possède la partition pour piano. D’où la tient-il ? Impossible à dire. L’enfer a sa logique que rien ne peut expliquer.

Christa chante l’air d’Elsa. Son timbre se charge d’une tristesse qu’elle ne commande pas. D’abord pianissimo, elle déroule la mélodie. Alma a dû mal à la suivre et bute sur certains accords. Christa est d’un autre niveau. Elle ferme les yeux, ignore le piano mal accordé. Le Staatsoper, en 1930, Otto Klemperer lève les yeux vers elle. Sa baguette est un véritable métronome.

Seule dans ma misère,J’ai supplié le ciel,Cherchant dans la prièreL’oublie d’un sort cruel.L’écho plaintif et tendreDe mes souvenirs amersAu loin semblaient s’étendreEt remplissait l’air.

Christa chante sans se laisser submerger par l’émotion. Elle a toujours su la contenir sur scène. Quelque chose vient de se briser en elle. Elle ne pense qu’à une chose, depuis son départ : retrouver son Prince. Sa voix la sortira de cet enfer. Elle en réchappera. La femme du commandant est émue, en l’entendant. Alma non plus ne peut pas retenir ses larmes.

Dans leur azur limpideLes bruits se sont calmés,Et d’un sommeil rapideMes yeux se sont fermés.

23

Rodolphe cherche sa mère partout. Après le long délitement de leur exil, il ne la retrouve plus, ses souvenirs se brouillent. Il se sentait presque français, parce qu’il fallait bien se faire une raison et que la France avait été le havre de paix et de sécurité. L’arrestation a été une sorte de coup de grâce. Une deuxième mort. Qui est-il aujourd’hui ?

Le silence a été terrible, et cette odeur encore chaude de la présence de sa mère ne s’est pas évaporée tout de suite. Et puis, la terreur est venue. Ils n’ont pas frappé à la porte par hasard. Dans l’immeuble, vit le délateur, le corbeau, l’oiseau du malheur. Celui qui fait que la vie n’est plus la vie, que l’honneur n’est plus l’honneur. Depuis, Rodolphe se dit que rien n’existe plus si l’on ne peut pas avoir confiance dans le plus minuscule des humains, aussi minuscule que soi.

Après l’arrestation, il a joué du piano, longuement. Jusqu’à ce que ses doigts se paralysent. Il a mis une grosse couverture de laine sur les cordes. Aucun son ne sort mais il entend les notes, celles de leur Bösendorfer, dans leur salon berlinois. Et puis, il a tourné dans la maison. Sans manger ni même dormir. Pendant deux ou trois jours. Il imaginait sa mère, tout ce qui pouvait lui arriver. Il a revu chaque instant, chaque bonheur de leur vie ensemble.

Il imagine que Christa se trouve au même endroit que Hans Mayer.

— Elle est passée par Drancy, affirme monsieur Gilbert. Après, un convoi est parti pour l’Est. Certainement dans un camp de travail. On ne sait rien de plus.

Rodolphe se met à espérer. C’est bête, on ne croit jamais vraiment au pire. L’homme est ainsi fait, il n’envisage jamais vraiment le mot fin. À moins d’en avoir la certitude absolue.

Trois ou quatre jours après l’arrestation, Gilbert vient toquer à la porte. Il parle d’une petite voix, toute minuscule.

— Rodolphe, ouvre, c’est Gilbert. Tu ne risques rien.

Il apporte un peu de pain, un petit morceau de saucisson.

— Les Allemands reculent de plus en plus sur le front de l’Est. Ils sont battus en Afrique. La fin est pour bientôt.

Le lendemain, Gilbert revient, avec un paquet, un truc assez lourd enveloppé dans des vieux chiffons. Les deux hommes ont un regard complice, comme deux voyous qui vont faire un coup.

— Ce sont des armes, dit Gilbert. On les met dans la double cloison. Tôt ou tard, il va falloir se battre, mon ami.

— Je vous suivrai, dit Rodolphe.

Gilbert plante son regard dans celui du jeune homme.

— Il faut me tutoyer à partir de maintenant. Compris, Rodolphe ?

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