Alma se met à donner des consignes. Sa voix agace Christa. Elle ferme les yeux et entre en elle. Le visage de Rodolphe apparaît. Quand il était enfant. Si petit et si fragile. Alors, elle se met à chanter le grand air de
Elle a envie de serrer son petit Prince dans ses bras mais son corps est introuvable, comme détaché d’elle à jamais. Elle a l’impression de le chercher, le chant sort de sa poitrine sans qu’elle puisse le contrôler.
Alma la fait taire. Elle écarquille les yeux comme après un songe merveilleux.
— Il faut travailler, ordonne Alma. Himmler peut toutes nous faire gazer si jamais nous le décevons.
Christa lit dans le regard d’Alma et d’autres filles de l’orchestre cette jalousie sauvage que la déportation leur a donnée. Elle a été une grande cantatrice, Alma n’est que la nièce de quelqu’un, une bonne violoniste, rien de plus, les autres, des petites musiciennes. Elle ne dira rien sur sa rencontre avec Himmler. Elle redoute seulement qu’il ne la reconnaisse.
Le lendemain, il fait une chaleur à suffoquer. Le camp vibre d’une étrange fièvre. Le crématoire a cessé de cracher de la fumée. Les SS, femmes ou hommes, ont astiqué leurs bottes et leurs chaussures. Le matin, Alma fait répéter les filles une dernière fois. L’ouverture de
Vers 14 heures, le camp est agité d’une sorte de rumeur sourde. Des officiers supérieurs de la SS apparaissent sur la rampe. Un groupe compact est formé autour de ce qui doit être le petit Himmler. Tous sont vêtus d’uniformes noirs à galons d’argent, avec des têtes de mort sur leurs casquettes. La seule pensée qui vient à l’esprit de Christa est qu’ils doivent avoir sacrément chaud dans leurs costumes. Les pensées sont grotesques, parfois. Ils viennent du camp des hommes. Sans doute ont-ils déjà eu droit à une aubade cynique.
Alma est tendue. Himmler s’approche. Christa l’aperçoit entre deux officiers plus grands que lui. Il a changé. Ses joues retombent. Il a gardé cet air de petit prolétaire de Berlin. Ses yeux fuient derrière les cercles de ses lunettes.
Le chef du camp fait un signe de la tête à Alma. Elle lève sa baguette d’un air de matrone et lance l’ouverture de
— Vous avez été en dessous de tout.
Elle s’en prend à Olga puis à Christa. Les insultes pleuvent. Son visage se tord de colère.
— Maintenant, priez pour qu’il ne nous arrive rien.
Elle sort telle une furie. Les filles rangent leurs instruments, l’âme au bord du précipice. Elles attendent le retour d’Alma, en silence, n’osant pas, ni l’une ni l’autre, livrer leurs impressions. Elles ont toutes joué devant leur bourreau en chef et elles ont toutes fait de leur mieux.
Alma revient au bout d’une dizaine de minutes, se dirige vers l’étui de son violon, l’ouvre et se met à jouer des mélodies tsiganes. C’est inimaginable pour les musiciennes, mais Christa comprend immédiatement. Elle joue pour les récompenser. Quand elle s’arrête, elle les regarde, chacune à son tour, l’œil fier et reconnaissant. Puis elle lance :
— C’est un succès. Himmler a souri.
Alma Rosé est morte en 1944, à l’âge de trente-sept ans. Un matin, la fièvre est montée. Elle a voulu se lever, être toujours là, pour ses musiciennes, pour la vie. Pour les femmes qu’elle a sauvées avec son caractère dur et tranchant. Elle a fait quelques pas et s’est recouchée, tremblante, vaincue. De sa fenêtre, on aperçoit l’une des cheminées du crématorium de Birkenau, tour de briques livides dans le ciel nuageux.
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Pour Furtwängler, ce concert est le dernier.